Jacques Bellefroid Ecrivain
ACCUEIL
BIOGRAPHIE
REVUE DE PRESSE
CHAMBRE D'ECHOS
D'UN JOUR L'AUTRE
CONTACT
 

ACCUEIL > BIBLIOGRAPHIE > FILLE DE JOIE > PREMIERES PAGES

Premières pages :

FILLE DE JOIE
Jacques Bellefroid

ROMAN, 1999, éd. La Différence - ISBN 2-7291-1273-1
éd. Folio (05/2001)
 

 

   La rue Maître-Albert, entre la place Maubert et le quai de Montebello, recèle quelques vieux hôtels particuliers qui, par la grâce des architectes et des décorateurs, ont retrouvé une nouvelle vie. Adélaïde Verbecq, veuve du peintre fameux dont la gloire avait atteint les sommets où n'accèdent chaque siècle que de rares élus aimés des dieux, menait depuis son veuvage une vie tranquille dans le plus avenant de ces hôtels. Son grand plaisir était d'en arpenter les salles au bras de son époux, toujours présent à ses côtés, même si elle n'ignorait pas qu'il reposait aussi au cimetière Montparnasse. Ses chats pensaient comme elle. Chacun d'eux répondait à ses regards et, lorsqu'il lui arrivait de parler seule à haute voix, leurs profonds yeux silencieux lui lançaient d'insistants éclairs de lumière sombre qui valaient bien d'autres réponses articulées. La mort, Adélaïde Verbecq l'avait rencontrée plusieurs fois au cours de son existence. C'était une dame qui s'invitait d'elle-même, une importune, capable du pire pour imposer sa présence en dépit des refus qui ne la troublaient pas. Adélaïde avait pris le parti de la toiser de haut, affectant de ne jamais la reconnaître, et même, malgré son caractère si simple, sa nature si peu mondaine, allant pour cette unique exception jusqu'à lui laisser entendre qu'elle la snobait.

   La gouvernante disposait toujours, à l'heure des repas, deux couverts sur la table de la salle à manger. L'ordre immuable des choses ne devait pas être bouleversé par l'intrusion de la dame importune et, comme Adélaïde désirait préserver les coutumes qu'elle avait tant aimées, une tacite entente avait maintenu, dans presque tous les détails de la vie quotidienne, le rituel des anciennes habitudes. Les deux femmes, Adélaïde et Véronique, la gouvernante qui avait si longtemps vécu auprès d'elle, se comprenaient sans mot dire. Seuls les chats auraient pu émettre un avis contraire s'ils avaient eu l'idée, dans leurs muettes songeries, d'intervenir autrement que par de voluptueux bâillements d'approbation. Adélaïde aimait le silence. Il était devenu la condition première qui lui permettait d'entendre encore les graves intonations de la voix rocailleuse d'Arthur Verbecq, peu loquace, très bienveillant, avec lequel, à heures régulières, chaque jour, elle entretenait de longues conversations. Pas besoin pour cela de faire tourner les tables, ni de solliciter de l'au-delà une contribution miraculeuse. Il suffisait qu'il y ait du silence.

   Dans la tranquillité du salon, ou retirée dans sa chambre, la veuve parlait alors avec son mari. Véronique, qui pouvait l'entendre, reconnaissait aussitôt, au timbre particulier de sa voix, le genre de l'entretien où Adélaïde était engagée. À ces moments-là, si quelqu'un téléphonait, désirait la rencontrer, ou simplement lui dire un mot, la gouvernante répondait invariablement, d'un ton sans réplique : "C'est, hélas, tout à fait impossible : Madame est occupée." Celle ou celui qui aurait eu le mauvais goût d'insister, - le cas était rare : le ton de Véronique n'encourageait guère à la réplique - n'avait aucune chance de réussir qu'à gagner le mépris de la gouvernante, indignée qu'un "grossier merle" ainsi qu'elle appelait les mauvais siffleurs, veuille encore lui casser les oreilles avec des demandes impossibles. Déranger Madame, lorsqu'elle était "occupée", était la plus impossible à satisfaire de toutes les demandes impossibles. Et l'influence de Véronique sur Adélaïde était telle que le "grossier merle" risquait peu de se voir reçu avant longtemps rue Maître-Albert. Il pouvait se dire, qu'à moins d'un miracle, des actes de contrition répétés, l'envoi modeste et respectueux de l'or, de l'encens, de la myrrhe, et d'autres fantaisies assez coûteuses pour racheter sa goujaterie, la porte lui était définitivement fermée. L'application de cette règle ne souffrait pas d'exception, elle restait la même si le " grossier merle " était une reine, un chef d'État, l'émissaire du pape, ou le flic du quartier venu quémander quelques sous pour les orphelins de la police. Celui qui avait insisté au mauvais moment était perdu. Il y avait pourtant une manière d'être encore plus perdu. De l'être à perpétuité. C'était de mettre en doute la réponse de la gouvernante, d'insinuer qu'elle aurait pu ne pas déclarer toute la vérité, que Madame n'était peut-être pas si occupée que cela, qu'on refusait de passer la communication, qu'on était sûr que Madame ne pouvait, à cette heure-là, qu'être seule, éveillée, disponible, et qu'enfin il était inutile de servir des faux prétextes au lieu de donner franchement la raison de ce refus. " Faux, vous avez dit faux ? J'ai bien entendu ?" Suffoquée, Véronique, la douce gouvernante, devait alors prendre sur elle-même et maîtriser sa parole pour ne pas communiquer trop brutalement à l'infortuné qu'il avait signé lui-même son arrêt de mort. Non, rectifiait Véronique en méditant, attristée par le verdict qui venait de tomber, ce ne sera peut-être que la relégation - à vie. Nous ne pouvons pas faire moins. Peut-être, un jour, y aura-t-il une grâce, qui sait ? S'ils prennent un très bon avocat, constituent un excellent dossier, défendent leur cause avec courage, et surtout s'en remettent à l'indulgence de Madame, elle est bien capable de leur pardonner. Dans quelques siècles. Véronique était assez humaine pour se garder de signifier ouvertement ces choses lamentables aux malheureux condamnés, une oreille sensible aurait pourtant pu les entendre à sa manière de dire " adieu ", en raccrochant le combiné du téléphone. Ce que le correspondant ne pouvait voir, c'était le geste qui suivait. Tournant les pages du carnet d'adresses, Véronique cherchait le nom du banni. S'il était encore inscrit sur le carnet, elle le rayait d'un coup de plume. C'était fini, l'acier de la plume était un couperet. Le " grossier merle " ne savait pas qu'il avait disparu du registre que Véronique n'était pas loin de considérer comme la seule preuve réelle de l'existence des autres. Ou bien ils étaient là, reconnus par Madame, ou bien ils n'y étaient pas. En ce cas, ils n'existaient plus que par ouï-dire.

   Les tableaux de celui que les amateurs appelaient le maître, expression qui chaque fois suscitait leurs sourires, avaient été accrochés en des endroits précis aux murs de la plupart des salles du vaste hôtel particulier, après de longues méditations où l'enjeu n'avait pas été de moindre importance que celui du choix préalable des cadres qui les soutenaient. Les plus nombreux d'entre eux représentaient Adélaïde, jeune. D'une manière étrange, le peintre semblait avoir été hanté par une image et avoir peint le même modèle, à tous les âges de la vie. Chaque fois différent, chaque fois le même. Une impression vivace et obsédante de juvénilité se dégageait des formes, des couleurs, des traits, des lignes, ou peut-être encore d'autre chose de plus mystérieux car certains tableaux auraient pu passer pour abstraits tant ils n'avaient gardé, de la chair la plus tendre et des visages ouverts, que la brûlure de l'esprit.

   Assise à sa table de jeu, tandis qu'elle recommençait à battre les cartes pour entamer une nouvelle donne de ce qu'elle appelait, selon les jours et son humeur, patience ou réussite, Adélaïde se sentait observée par la figure du tableau placé sur le côté gauche du mur en face d'elle. Sans avoir besoin de lever le visage, elle ne doutait pas que c'était elle qui était regardée par des yeux qui avaient été, qui étaient, les siens. C'était l'un des sortilèges de Verbecq, un secret venu de loin, peut-être d'aussi loin que les portraits du Fayoum. Pour sa part, Adélaïde se fiait à ses sens et tirait sa conviction de ce qu'elle ressentait d'une manière physique : un regard, cela pèse plus lourd que bien des mots.

   Posant l'une après l'autre les cartes sur la table, Adélaïde leur adressait au passage des paroles d'affection pour attirer la chance, conjurer le mauvais sort, se sentir moins seule et poursuivre le dialogue oblique, venu du fond à peine éclairé du salon, de l'être qui devait la scruter en silence. Elle continua de distribuer les cartes sans lever les yeux. Joueuse passionnée, Adélaïde n'était pourtant plus jamais allée prendre place devant une quelconque roulette, son jeu préféré, le pur hasard y décidant de tout, depuis le jour où elle avait dû renoncer à partager ses gains avec son mari, lequel, en revanche, épongeait les dettes. Il arrive que l'amour suive des voies si étranges qu'elles resteront à jamais inaccessibles à ceux qui ne désespèrent pas de découvrir son secret. L'amour d'Arthur Verbecq pour Adélaïde avait été si absolu qu'il aurait pu être admis, selon ses propres mots, toujours mesurés, à l'écart et en deçà des excès trop fréquents du discours amoureux, pour une figure de l'amour vrai. Rien de plus. Très hostile aux déclarations, le peintre n'avait jamais dit qu'il l'aimait à celle qui n'aurait pas refusé de se l'entendre dire. Il l'avait prouvé. Adélaïde, sans oublier qu'elle avait joué sur lui, à l'époque où il était pauvre et inconnu, comme sur un numéro risqué de la roulette, que l'initiative venait d'elle, que Verbecq lui devait beaucoup, peut-être tout, Adélaïde avait aimé cet amour qui avait omis de se déclarer dans des phrases. Superstition, prudence, pudeur, protection du secret, elle avait fini par décider d'y voir un gage qui lui donnait la sensation bizarre de l'éternité, perceptible un instant, douce comme le frôlement d'une brise longtemps espérée par temps de canicule et qui survient quand on ne l'attend plus. C'était sa réponse, lorsque la dame importune débarquait sans prévenir et sans être invitée, frappait son entourage ou l'un de ses proches. Touchée par l'aile imperceptible du Temps, Adélaïde souriait, évitant de jeter un regard à la dame qu'elle snobait. " Ici, ou de l'autre côté ", lançait-elle à la mort, " tu ne me prendras pas mes amours au passage. " Et, reprenant ses distances, elle ajoutait : " Ici, chacun vous craint. De l'autre côté, quels sont encore vos pouvoirs ?"

   Adélaïde et Verbecq avaient connu bien des querelles, divorçant le soir pour s'épouser le matin. Combien de fois n'avait-elle pas menacé, ou même pris la décision, de partir ? Elle était toujours restée. Lui non plus ne l'avait jamais quittée très longtemps, lui aussi rentrait toujours, coupable de tant d'infidélités qu'il en avait acquis une sorte d'innocence. Heureux malgré tout de se retrouver l'un et l'autre comme si le temps de leur séparation n'avait été qu'un temps d'attente, ils étaient trop pressés de fêter ces retrouvailles, qu'ils abordaient comme un nouveau départ, pour avoir encore envie d'échanger des reproches. Il y avait très vite prescription. Le peintre possédait une idée assez particulière de la fidélité, ou plutôt, il n'en avait aucune idée, convaincu naïvement d'être lui-même le plus fidèle des hommes. Les rigueurs de la démonstration logique lui semblaient sans attrait. Elles n'étaient pas les plus constantes de ses préoccupations. Verbecq n'imaginait pas du tout que la vérité puisse naître d'un raisonnement argumenté, ni sortir toute nue d'un inventaire, d'un constat d'huissier, qui ne parviendraient jamais qu'à saisir, en plus des meubles, que les vaines apparences du réel. Il murmurait souvent à voix basse, pour lui-même et pour les autres, ces mots d'un des rares peintres qu'il admirait, Georges Braque : " Les preuves fatiguent la vérité. " Les preuves, ajoutait-il, ne viennent jamais là où on les attend, il faut aller les chercher ailleurs. Aussi croyait-il en toute sincérité être un homme fidèle et n'en voulait pour preuve immédiate, dans le monde réel, que le nombre considérable de leurs années de vie commune. Quant à l'amour, il n'avait nul besoin d'être trop exhibé.

   Il n'oubliait qu'une chose : ce n'était pas tant de son fait que de celui d'Adélaïde si leur union avait survécu aux terribles crises qu'ils avaient traversées. C'était elle qui était restée fidèle, même si elle avait surtout été fidèle à elle-même, puisque c'était bien elle qui l'avait choisi et qu'elle aurait encore plus souffert de s'être trompée que d'être trompée. L'orgueil ne manquait pas à la divine Adélaïde. La plus grande terreur de sa vie l'assaillit le jour où elle dut admettre que Verbecq, son génie, n'était pas seulement un homme qui prenait volontiers un verre avec des amis, mais qu'il répondait bel et bien à la définition de ce mot horrible entre tous : alcoolique. Ce jour-là, elle avait douté d'elle-même un moment, cru que la chance avait tourné et qu'elle avait joué un mauvais numéro. Comme, à son habitude, elle avait joué gros, et misé tout sur ce coup, en plein, sur un seul chiffre, la perte envisagée lui parut telle qu'elle ne put chasser aussitôt de sa mémoire l'image affreuse de ce triste rocher de Monaco d'où s'était précipitée dans le vide, après la nuit, à l'aube d'un matin qu'elle ne voulait plus voir, sa meilleure amie, sa plus tendre compagne, Ludmilla, une Russe en proie à toutes les démesures. Adélaïde n'avait jamais été, ni cherché à être, une espèce de sainte. La dévotion qu'elle portait à la vie, miracle fugace, disait-elle, l'avait cependant maintenue à distance des périls les plus fous. Au fond de son cœur, elle en voulait à Verbecq d'être mort et l'accusait parfois, dans les conversations quotidiennes qu'elle entretenait avec lui, de l'avoir abandonnée, persuadée qu'il serait encore là s'il n'avait pas tant succombé aux tentations de son penchant sinistre. Elle lui pardonnait ses belles maîtresses, elle ne lui pardonnait pas son exécrable amant : l'alcool. La propre beauté d'Adélaïde, foudroyante à une époque, quand elle se permettait de sortir dans l'appareil de son choix, quitte à réveiller dès qu'elle apparaissait la colère et les sarcasmes des cancaniers de la vertu, n'avait pas manqué d'éveiller tout autant de lancinants désirs qui tentaient plus ou moins maladroitement de monter jusqu'à elle, satisfaits s'ils parvenaient à obtenir quelques secondes d'attention, alors qu'elle pouvait en accorder des heures à n'importe qui, pourvu qu'il ne soit pas ennuyeux. Il ne lui arrivait jamais de céder, parce qu'elle était ainsi faite qu'elle préférait prendre les devants, garder l'initiative, être suivie plutôt que suivre, et n'obéir en fin de compte qu'à la loi de son bon plaisir. Elle pensait parfois, avec le recul du temps, saisissant à pleines mains, d'un seul coup, le volumineux bouquet de sa propre vie, qu'elle avait connu toutes les faveurs du plaisir, et qu'à l'exception de l'enfant qu'elle aurait aimé avoir et qu'elle n'avait pas eu, elle n'avait pas grand-chose à regretter du long voyage, si rapide et si court, accompli au fil des ans à la recherche, comme d'autres allaient à la quête du Graal, de l'unique bien qu'elle désirait trouver sur cette terre, l'amour, dont elle disait en souriant et d'une voix franche : "J'en ai donné autant que j'en ai reçu."

   Bien qu'elle portât un intérêt distant aux fluctuations des cours, à la cote des marchés, la valeur financière des oeuvres si recherchées de Verbecq n'avait pas totalement échappé à la perspicacité d'Adélaïde. Elle savait. Pour autant, elle n'aurait jamais accepté de voir cela, qui était sa vie, avec les yeux glacés du simple jeu de la finance. Sa vie, celle de Verbecq, quand elle comprit que, pour les autres, ce n'était plus qu'une affaire de gros sous, elle perdit l'envie de recevoir, ou simplement de fréquenter, beaucoup d'entre eux. Joueuse, elle n'avait jamais confondu les choses. Ce qu'elle avait vécu avec Verbecq était incomparable à ce qu'elle avait connu à la table de la roulette, même si, par bravade, elle ne craignait pas de dire qu'elle avait joué, en plein, sur le peintre, comme sur un numéro, et qu'elle n'avait jamais, en amour, tenté aucune martingale. " Que voulez-vous que je fasse d'une combinaison à douze chiffres ? Je ne vais pas m'embarrasser de douze hommes à la fois pour savoir lequel est le bon ! Non, moi, je joue en plein, un seul chiffre à la fois. " Elle avait jeté cela au milieu de la table, de sa voix sans pareille, à la fois faubourienne, altière, traînante, et brusque, au début d'un dîner mondain, assise entre un ambassadeur italien, à sa droite, qui en était à son septième mariage, et un banquier britannique, à sa gauche, qui, malgré trois maîtresses affichées, restait néanmoins soupçonné d'entretenir un nombre encore plus important de garçons. Adélaïde reconnaissait que ce banquier, de tempérament pieux en famille, fidèle à sa femme et à ses enfants, avait le mérite de n'avoir été marié qu'une fois, mais, qu'en amour, il jouait les martingales. Elle n'avait pas osé lui demander si, en plaçant ainsi ses plaquettes un peu partout, il avait au moins été récompensé par le sort, et si, dans la masse éparpillée de ses mises, il avait une seule fois tiré le bon numéro. Elle n'avait pas exprimé cela ouvertement, elle n'avait qu'envisagé, d'un tendre sourire silencieux, les probabilités incertaines du pari. Le plus étonnant est qu'elle aurait été capable de poser une telle question, en toute bonne foi, sans nulle trace de raillerie, uniquement pour savoir si cette ligne de jeu était payante, car elle en doutait beaucoup. Sa passion du jeu était telle que le récit d'une soirée maudite, où des pertes phénoménales avaient sonné l'hallali d'un malchanceux, l'intéressait beaucoup plus que l'observation des préférences sexuelles de l'un ou de l'autre, qu'elle se refusait de juger, autant par indifférence à la morale courante que par égoïsme. Sur le chapitre, qu'elle n'aimait pas beaucoup entendre nommer " les affaires de cul", non par pudeur timorée, mais plutôt par respect de la chose, qu'elle chérissait plus encore que le jeu, et qu'elle n'aurait jamais accepté de mettre sur le même plan, Adélaïde n'écoutait que les ordres de son cœur, inséparable de son corps. Pour elle, c'était tout un. Il lui était bien arrivé, pas très souvent, d'aller jusqu'à faire l'amour avec quelqu'un qu'elle n'aimait pas d'amour, le souvenir qu'il lui en était resté n'était pas de ceux que sa mémoire avait conservés avec la netteté la plus claire. Elle n'aurait pas prétendu qu'elle avait tout oublié, elle n'essayait pas de se cacher quoi que ce soit, c'était sa mémoire qui refusait de lui restituer la moindre image d'un acte qui l'avait si peu marquée. Les grandes images effacent les petites, avouait-elle en regardant les tableaux de Verbecq.

   Indifférente et comblée, Adelaïde aurait voulu garder pour elle seule l'œuvre entière qui circulait de par le monde, et prostituait un secret qu'elle pensait, en toute loyauté, ne concerner personne d'autre qu'elle-même. C'était moins égoïsme de sa part qu'étonnement de se voir, aux cimaises de Beaubourg, au Musée d'Art Moderne de New York, au Guggenheim, dans les collections privées, dans d'autres lieux encore qui ne lui inspiraient, si prestigieux qu'ils fussent, qu'une considération limitée. Ç'avait été l'un des sujets de ses querelles avec Verbecq, et ça l'était encore, certains jours, dans leurs conversations, maintenues, au-delà du temps imparti aux humains, par le fil d'une alliance " incoupable ", disait-elle, jouant sur le mot dont elle désirait exprimer tout le jus, comme on presse une orange jusqu'à la dernière goutte, pour le forcer à dire que l'alliance était sans tache et qu'elle ne pouvait pas être coupée, des querelles qui repartaient pour un tour quand leur dialogue s'égarait sur le sujet tabou des musées, des rétrospectives, des expositions. Verbecq la traitait de folle, de criminelle, de mante religieuse, de jalouse. Les insultes du peintre suivaient un ordre décroissant. Il passait du meurtre, chose médiocre, au manque de ponctualité, chose grave. Adélaïde répondait, avec cette cruauté atroce que les amants trouvent d'instinct pour blesser jusqu'à l'âme celle ou celui qu'ils tuent parce qu'ils l'aiment, qu'elle ne parvenait plus à établir une différence radicale entre son image exposée à Beaubourg et les images qu'elle avait vues sur son chemin en passant devant les vitrines des sex-shops ou des boîtes spécialisées. À ce moment, Verbecq se repliait derrière la barricade des mots doux, dont ceux de "fière salope", "ordure absolue", étaient les plus tendres. Adélaïde n'ignorait aucun vocable du lexique amoureux de son mari, assez fruste, au demeurant, le lexique, lorsqu'elle titillait son grand homme sur sa gloire. Elle laissait passer le torrent, qui n'était guère plus qu'un maigre jet d'urine chargé des toxines de l'alcool et de la passion, et revenait au sujet. Qu'un véritable amour vécu finisse à l'étalage, exposé à l'encan, convoité par des spéculateurs, capables, eux, d'acquérir les œuvres de cet amour pour les thésauriser, enfermées dans des coffres de banque d'où elles sortent le jour où la cote est montée assez haut pour espérer de les revendre à l'heure grisante des plus-values appréciables, et qu'elles retournassent alors sur le marché, entre les mains des boursiers, de nouveau livrées à la convoitise d'autres acquéreurs potentiels, qui palperaient le chef-d'œuvre de la même main que les marchands et les acheteurs d'esclaves ont toujours palpé les fesses des filles ou des hommes exposés sur la place publique, tout cela semblait bizarre et troublait Adélaïde qui se croyait vendue. Elle s'en ouvrait à Verbecq : cette ouverture le rendait fou. Comment osait-elle dire cela, quand elle vivait dans un luxe somptueux, grâce aux marchands précisément ? Sans eux, ç'aurait été la chambre de bonne, et les nouilles à la sauce tomate. Verbecq n'aimait pas la sauce tomate, il avait dû en voir trop souvent dans son assiette, au temps des jours difficiles. S'il en parlait, c'était un signe de colère. Adélaïde comprenait cette colère, elle allait jusqu'à reconnaître qu'elle devait être folle pour parler comme ça, elle était pourtant convaincue d'avoir raison. L'argent n'avait sa vraie place que sur les tables de jeu. Là, il passait de main en main, plus vite que le furet des bois jolis, et c'était lui qui était palpé, ce n'étaient pas les filles. Le peintre, effondré, se réfugiait dans son atelier, attendait que le vide se fasse dans son esprit, puis, quand le vide était là, ayant tout effacé de ce qu'il avait entendu et subi, il installait devant lui une toile vierge, un espace blanc, et, prenant ses couteaux, ses tubes, son chiffon, sa rage, il commençait calmement à mettre en œuvre un crime nuptial.

   Adélaïde venait de réussir sa patience. Elle regarda sa montre. Il était temps d'y aller. Elle appela Véronique, toujours à portée de sa voix, et lui demanda de prévenir Jérôme, le chauffeur. C'était l'heure de la promenade. Ce soir, ils n'iraient pas, à pied, sur les quais. Verbecq avait envie de prendre l'air. Un petit tour en voiture, à la campagne, près d'une forêt.