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Jacques Bellefroid
 
   
    Cahiers de la Différence # 7-8
DIEU EST MORT
Variations sur l'existence ou la non existence du pouvoir et du pouvoir littéraire en particulier ainsi que sur l'usage contemporain du mot « nouveau ».

       
Cahiers de la Différence 7 et 8 - Editions de la Différence   Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite
ni égards ni patience.

René Char
   De quoi s'agit-il ? De rien, peut-être. De la couleur des tulipes lorsque le rayon du soleil agite l'ouverture de leurs pétales. L'analyse critique des systèmes de pouvoir (structure, signes, sens, sémiologie, fonction et fonctionnement) a si bien occupé les esprits durant les dernières décades — les esprits : ceux qui parlent, écrivent, professent, publient, je ne pense pas ici aux innocents fantômes qui errent dans l'invisible, — que nous sommes en attente du moment où cette analyse reviendrait sur elle-même. Obéissant à la ligne de fuite où l'analyste, si brillant et scrupuleux qu'il soit, vise toujours dans l'analyse à saisir la conduite de l'autre, tout aura été dit sur le pouvoir des petits et des grands chefs de toutes espèces et de toutes sortes, tandis qu'un pieux silence recouvrait l'unique pouvoir exclu de l'analyse, préservé, protégé et indemne au bout de l'épreuve : le pouvoir de l'analyste lui-même. Le boomerang ne revient jamais. Littérateur, philosophe, sémiologue, linguiste, universitaire, académicien, prix Nobel ou pamphlétaire, le penseur ne questionne jamais que les Autres. Et pourtant, qu'en est-il du pouvoir de ceux qui exercent la critique du pouvoir ? Ces anges ont-ils un sexe ? Sans noyer le poisson dans le tourbillon des eaux remuantes de la sémiologie, fut-elle lacano-structurale ou, plus élégante encore dans sa lumière de ténèbres, blanchot-rilkéenne, la question est ouverte et, mauvaise surprise, le boomerang a entamé le vol de son retour.
         
   Qu'en est-il du pouvoir littéraire ?    
         
       Ou bien, ou bien ? Ou bien il existe, ou bien il n'existe pas.
         
   De ce qui n'existe pas, rien ne se pourrait dire et il en va dès lors de ce concept un peu comme il en va de Dieu : sa mort, loin d'en effacer l'existence, établit la dernière preuve de celle-ci. Pour une première raison : qui pourrait mourir sans avoir existé ? Pour une seconde raison, plus grave : l'accolement de la mort à la personne de Dieu, unis l'un à l'autre par le verbe être : « Dieu est mort » ne devrait pas s'entendre comme la disparition clinique d'on ne sait trop quel père éternel considéré dans une vision lourdement anthropomorphique mais au contraire, une attention plus soutenue, une écoute plus littérale, permet peut-être d'entendre : Dieu est mort, ainsi qu'il se peut dire couramment : Femme est belle ou Ciel est bleu. La beauté, la bleuité ou la mort définissent alors le caractère et la nature de l'apparition. D'être belle ou d'être bleu n'implique ni de n'être que cela ni de ne pas être du tout. Catastrophe et précipitation, la parole de Nietzsche permettra aux impatients de s'engouffrer dans la brèche ouverte « Nous vous l'avions bien dit, Dieu est mort ! Place à l'homme. » (Parenthèse diagnosticale : Nietzsche devient fou par anticipation. A la manière dont Voltaire disait :
   Savez-vous pourquoi Jérémie
   A tant pleuré durant sa vie ?
   C'est qu'en prophète il prévoyait
   Qu'un jour Le Franc le traduirait.
   
         
       Nietzsche prévoyant qu'il ne serait pas écouté, la folie reste le lot ultime de celui qui entend soudain qu'il ne sera jamais entendu par personne.) Là où il parlait de puissance chacun a préféré entendre pouvoir, domination, voire orgueil ou tyrannie. Quand la puissance est précisément, de tous les principes, celui qui éclaire le mieux la vanité du pouvoir, de tous les pouvoirs, établis ou en voie de l'être, en dénonçant en eux la perversion de l'impuissance. Qu'est-ce qu'un tyran, un dictateur, un guide, un maître, penseur ou politique, guerrier ou pacifique, adoré ou honni ? C'est toujours et sans cesse, de générations en générations, le retour éternel de l'identique, la permanence du combat des « grandes têtes molles » pressées d'occuper la place pour installer, au plus haut de la hiérarchie, l'ordre clos d'un discours unique qui descendra des sommets en rectifiant, sacrifiant, étouffant au passage la moindre parole non-conforme, priée de disparaître exterminée sous le poids des pouvoirs organisés. Sommeil dogmatique qui de nuits en nuits renouvelle la chape sans étoiles, l'oppression noire de l'obscurantisme. Le pouvoir n'aime pas se taire, il parle, et, plus précisément encore, il dicte. Le dictateur est d'abord celui qui dicte. En d'autres termes, la parole de pouvoir a pour fonction d'imposer le silence, de réduire et d'ordonner, et elle ne se connaît pas d'adversaire plus redoutable que l'ironie, même silencieuse, de la puissance. Bref, plus encore que dans la rébellion ou la révolte, le contraire absolu du pouvoir trouve son lieu d'élection, sa terre promise, dans les épiphanies de la puissance. Elles ne répondent pas au pouvoir, elles ne s'en préoccupent même pas, mais l'innocent travail de sape qui les soulève dépasse toutes les entreprises révolutionnaires, si suspectes dès qu'elles s'organisent en systèmes, chapelles, partis, sectes, machines à prendre ce pouvoir dont toute leur critique antérieure ne formulait que l'impuissance d'un hommage passionnel où la haine exprimée indiquait surtout l'urgence du désir. Le pouvoir cherche à prendre la place, d'un autre, à supplanter pour, en définitive, ne perpétuer que la même perversion. La puissance crée sa propre place.
         
   « Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver. » Ou encore: « Le Pape, combien de divisions ? » La parole de pouvoir, quelle soit nazie ou stalinienne, ne connaît qu'une logique : celle des objets blindés. Retour du boomerang Ubu, Arturo-Ui et autres Tribulat Bonhomet s'effondrent parfois devant plus candide qu'eux : la figure emblématique, souriante, les yeux étonnés d'un Vaclav Havel donnent aujourd'hui la mesure de ce retournement. Pourquoi un poète au sommet de l'Etat, à Prague ? Parce que, de tous les prétendants, c'était celui qui semblait, à l'évidence, le plus éloigné du pouvoir ; il en était, il en est encore, le contraire absolu. Nul ne peut s'y tromper : c'est l'arpenteur de Kafka qui est maintenant au Château.    
         
    ***    
       Sur le tapis de feutre vert des billards français, comme sur la moquette des salons de Paris, les sphères du Temps n'ont jamais roulé tout à fait au hasard. Si un coup de dés jamais ne l'abolira, les joueurs, ici, connaissent l'art de la bande, du rétro, des effets, et même celui de l'arnaque. A Paris, l'idée du Temps est particulière et strictement mesurée. Elle ne s'embarrasse pas de physique, encore moins de métaphysique : elle est celle, si raisonnable, de la progression du calendrier d'une carrière. Aux inspirés, aux anxieux, aux religieuses et aux internés la méditation morose (radieuse quand ils sont vraiment idiots) de l'épiphanie de l'être dans le drame éphémère de sa présence. En attendant, il faut réussir. Réussir ? Courir. Où ? Au pouvoir. Comment ? Par la captation du futur. Idée raisonnable du temps ( [..., citation grecque] : chère âme, laisse tomber la vie éternelle, occupe-toi plutôt des affaires courantes) appréhendé comme simple principe de stratégie opératoire et surtout pas comme précarité d'un destin. Un mouvement empressé, une frénésie, une jubilation provoque ici, dans ce vieux pays où je parle — l'un des plus conservateurs qui soit au monde — une dilatation des narines et un appétit qui ne se réveillent jamais avec autant de violence qu'au sursaut suscité par le seul mot d'avant-garde. Ah ! l'avant-garde, l'avant-garde ! jeune homme, souffrez qu'au nom de l'avant-garde je vous embrasse ! Que se lève la main de celui qui à l'appel de l'avant-garde oserait ici faire la sourde oreille ! Rien à craindre : chacun restera assis. Assis dans l'avant-garde précisément, bras croisés, les coudes bien calés sur les accoudoirs de l'avenir, tant que l'avant-garde restera le confortable fauteuil roulant d'une machine à précéder le temps, conçu dans les limites d'un calendrier de carrière. Jeunes gens, sachez du grec, des mathématiques, pratiquez le tennis, la biologie, la planche à voile, l'argot, mais surtout soyez d'avant-garde. Vous affolerez les salons. Prudente réserve : sur les tapis de pure laine des plus somptueux de ceux-ci, ce terme d'avant-garde prend parfois une connotation presque politique d'un effet désastreux et qui n'est pas toujours la mieux reçue. Alors, soyez modernes. Est-ce trop difficile ? Soyez nouveaux.
     
   Pure question de terminologie, rassurez-vous, et non d'identité. Le nouveau n'a nul besoin d'être nouveau pour être. Au contraire. Croyez-en les gens d'expérience, écoutez les maîtres du nouveau roman, par exemple, ou ceux de la nouvelle philosophie. De braves anciens. Au rebours de toute attente, l'unique condition nécessaire et suffisante pour être nouveau est d'accepter de rester le plus fidèle possible à la représentation du personnage qui fut toujours honoré ici par-dessus tout : une espèce de sénateur plein d'usage et raison, encore un peu vert, par foucades, mais définitivement rangé ou en voie de l'être dans les hauteurs de quelque institution rassurante : Collège de France, Présidence de salles de tripot, membre honorable de la maffia, Académie, Panthéon. Un brave ancien. Proclamez-vous d'avant-garde, c'est délicieux et si juvénile, mais n'allez jamais jusqu'à perdre le nord : seule l'arrière-garde a la moindre chance d'être reconnue. Soyez donc une arrière-garde avant-gardiste. Vous suivez ? La dialectique n'a pas été inventée pour ne servir à rien ni à personne. Elle est à vous. Son usage raisonné vous permettra toujours d'anticiper sur l'époque, condition du terrorisme — vous avez compris que ce terme guerrier d'avant-garde implique un état militaire ou politique d'hostilité et de terreur permanente — tout en limitant votre entreprise à la gérance tranquille d'une tradition.    
     
       Durant les trois dernières décennies, à Paris, chacun aura pu assister pour son bonheur privé et son édification publique à la naissance de la nouvelle vague, suivie de près par une école de romanciers également nouveaux, talonnés par les nouveaux historiens, supplantés par la nouvelle cuisine, remplacée par les nouveaux romantiques, oubliés pour les nouveaux philosophes, dépassés par le nouvel observateur, attaqué par le nouvel imaginaire, menacé par la nouvelle autobiographie, envahie par les nouveaux horizons — de l'Est aujourd'hui, hier d'Ouest, demain des quatre points cardinaux. La Terre tourne. Déferlement spectaculaire et grandiose : c'est aussi beau que l'océan. Chaque vague en recouvre une autre. Ô flux et reflux des marées, le saviez-vous, un peu de votre rythme berce les mouvements de la mode et de l'arrivisme parisien ? C'est au flux que je m'adresse, le reflux est déjà trop loin pour m'entendre. Ô vagues, vous étiez donc toujours nouvelles ? Au bord des plages n'est-ce donc jamais la même eau qui revient ?
     
    ***
Phénomène sémantique exaltant : la fortune de certains mots tient à ce qu'ils désignent exactement le contraire de ce qui se produit. Exemple : de tous les mots caractéristiques du vocabulaire gaullien, c'est peut-être celui de « grandeur » qui aura le mieux émergé. Grandeur, grandeur de la nation, de la France, etc. Mais les Historiens ne pourront s'empêcher de remarquer que pendant une période historique déterminée, celle de la petitesse et du rétrécissement au sens le plus strict de ses territoires, puisqu'ell'e perdait, après avoir honteusement collaboré pendant l'occupation et commis après ce crime les autres crimes des guerres coloniales, la plus grande part de son influence et la totalité de son ancien Empire, que ce terme de « grandeur » aura connu une fortune inégalée. Vertu compensatoire du vocabulaire, refoulement de la situation réellement vécue par l'usage effréné de mots sublimes et sublimisants, ou version historique de la méthode Coué : « Nous sommes grands parce que nous le déclarons » ? Question ouverte. La fortune analogue et presque contemporaine du mot « nouveau » semble obéir à un phénomène identique. Tout est nouveau, comme tout était grand. Comprenez : tout est ancien, comme tout était petit. Cette frénésie de nouveauté est à la mesure des manques qu'elle indique. S'il survenait vraiment quelque chose de nouveau le mot circulerait moins, tant il est vrai que la nouveauté ne s'est jamais annoncée d'elle-même à grand fracas. Elle est de toutes les couronnes celle que nul ne peut jamais se poser de lui-même sur la tête. L'effet de rupture avec le passé, la modification radicale des perspectives, l'apparition et le surgissement ininterrompu de forces nouvelles, vives et fondatrices pourrait permettre de parler (sans rire) du « nouveau ». Non le ressassement de vieilles modes remises sur le marché de manière tapageuse, quand ce n'est pas à grand renfort de publicité. Imposture absolue : par essence, ce qui est nouveau devrait déranger le paysage, bousculer le sol avec la violence d'un de ces tremblements de terre qui fracturent l'espace et le bouleversent de fond en comble : imagine-t-on un tremblement de terre annoncé, programmé et lancé par les moyens de publicité ? Oui, mais au chapitre des truquages et effets spéciaux. Nouveau roman, nouvelle philosophie. Le propre de ce qui est « nouveau » lorsqu'il l'est, c'est de surprendre même ceux qui l'ont provoqué et d'abord eux. Principe de toute découverte, dans le laboratoire ou dans l'atelier : le premier stupéfait de l'apparition d'une donnée nouvelle est l'inventeur quand il jouit du désarroi d'en être le premier témoin, même si toute sa vie n'a été vécue que pour chercher cela.    
     
       Le malentendu, ou l'imposture, dans l'utilisation inflationniste du mot « nouveau » depuis trente ans a sans doute plusieurs causes : il est clair que certains marchands trouvent leur intérêt à habituer les consommateurs, le public, à l'idée aberrante, mais profitable, d'une nouveauté par an, voire par semestre, ou par trimestre. L'idéal serait un rythme quotidien : une nouveauté par jour. Mieux encore : plusieurs par jour : celle du matin, celle du midi, celle du soir, celle de la nuit. Une par heure, une par minute, une par seconde si possible. Logique de l'hystérie marchande : il faut renouveler les stocks. Moment de jubilation du marchand : quand il est en rupture de stock. Il ne peut plus satisfaire à la demande, les acheteurs, hystérisés à leur tour, se précipitent sur les nouvelles nouveautés plus nouvelles que les nouveautés neuves. On peut imaginer un rythme de métronome fou, une cadence de locomotive qui dicterait sans cesse : nou-veau-nou-veau-nou-veau-nou-veau-nou-veau… : ce serait l'hymne des marchands.
     
   Aveuglant d'évidence : le rapport que la manipulation hystérico-marchande du concept « nouveau » entretient avec celui de « pouvoir ». Pour s'emparer de celui-ci, le pouvoir, il convient de s'octroyer celui-là, le nouveau. Retour éternel de l'identique : « ôte-toi de là que je m'y mette » revient comme règle première et dernière. Le « nouveau » (romancier, philosophe, cuisinier, journaliste) introduit dans la polémique de l'espace cette accélération du temps qu'il nomme nouveauté, pour aussitôt prendre au soleil la place qui lui revient. Laquelle ? La meilleure. Si possible, toute la place. Jusqu'au suivant. Imposteurs, faussaires, histrions, prostitués et proxénètes des deux sexes ne valent sans doute pas la peine d'une réflexion car l'oubli, cette autre forme du temps, se chargera de les retenir dans ses trous de mémoire. En revanche, il serait peut-être intéressant de se demander d'où la hantise du « nouveau » prend-elle son origine ? D'où, de quel lieu et de quelle source, cela nous vient ?    
     
       La mauvaise foi du questionneur veut qu'une question posée suppose une réponse préalable et tacite dont l'interrogation qui la précède trace les limites et le seuil d'une porte déjà ouverte. Mieux vaudrait emprunter la méthode du mathématicien et partir d'une hypothèse plutôt que d'une question. L'hypothèse serait celle-ci : l'obsession contemporaine et l'usage actuel du terme « nouveau », accolé à toute production, au-delà de la nécessité marchande du renouvellement des produits, indique aussi, à un palier plus profond et refoulé dans l'inconscient, le retour d'une très vieille idée religieuse dont elle serait en quelque sorte la version laïque, l'avatar profane. Reprenant sous une autre forme l'ancienne malédiction, cette idée récite, psalmodie, l'hymne lancinant de la rédemption, du rachat, de l'effacement, des traces du péché originel, et finalement du baptême, que l'homme déchu serait contraint de subir pour retrouver l'innocence perdue et renaître « nouveau ».
     
   Il est assez pittoresque de constater que tant d'auteurs athées, de créateurs mécréants et impies puissent être travaillés, sans apparemment le savoir, par une mythologie toute chrétienne.    
     
    Savent-ils que leur frénésie de « nouveau » les bouscule à qui mieux mieux autour des fonts baptismaux où l'un plonge le roman pour l'en sortir « nouveau » et purifié, l'autre la philosophie, l'autre la cuisine, l'autre le journal, l'autre les femmes, l'autre les romantiques, l'autre l'homme. Nous en a-t-on rebattu les oreilles de cet « homme nouveau ». Cela vou'lait surtout dire une chose : l'homme était intrinsèquement mauvais, il fallait le changer, le sauver, fût-ce malgré lui, et nécessairement malgré lui, puisqu'il était nativement mauvais. Le régénérer, faire son bonheur, organiser sa renaissance, bref l'immerger dans les eaux baptismales et laver en lui la souillure de son origine. Rédemption, que de crimes n'aura-t-on pas commis en ton nom !
     
   D'une manière moins criminelle que les fanatiques de l'homme « nouveau », les théoriciens du « nouveau » roman, par exemple, n'étaient pas moins rédempteurs et curés. Le Révérend Robbe-Grillet plongeait Balzac dans son Jourdain personnel (portatif) et l'en sortait purifié, lavé de ses fautes, c'est-à-dire complètement exangue, mort, asphyxié, cadavérique - mais pur ! Le cardinal Claude Simon aurait bien aimé confesser Proust avant de le plonger au bain sanctificateur. Beckett purifiait Joyce. Il n'y a plus dans toute son œuvre et dans tous ses livres que des fragments d'âme contrite, des morceaux de conscience essorés, rincés, vidés, blanchis, épurés, hygiénisés, nettoyés, aseptisés, rabougris, mais propres. Au regard de qui, maintenant, tout ce travail de blanchissage et d'épuration ? Pour quel juge invisible, tant de sacrifices ? Pour Godot. Entendez : pour Dieu. Mais un Dieu plus malade que celui d'Isaac et de Jacob, plus exigeant, plus tyrannique, un Dieu complètement fou, parce qu'un Dieu mort. Un Dieu absent, disparu, assassin‚ peut-être, ou suicidé, et pleuré dans ce siècle par beaucoup d'orphelins. Qui désirent toujours se laver les mains du sang de ce père : purifions, purifions, purifions. Nos pères étaient coupables, nos pères étaient mauvais, nos ancêtres étaient criminels, ignares, bêtes, mais nous, nous voici régénérés, lavés, purifiés, innocents. Nouveaux.    
     
       Travail infini, toujours à recommencer, révolution permanente, révolution ininterrompue, car le propre de la faute originelle c'est d'être, comme la tache de sang sur la main de lady Macbeth : ineffaçable à jamais. Travailler à l'effacer c'est déjà lui donner consistance. Et même, de la manière la plus évidente, la tache existe dès que je cherche à l'effacer. Loin d'effacer le péché originel, le baptême est le sacrement qui l'institue et c'est bien sur les fonts baptismaux que l'enfant est reconnu impur. Les purificateurs ne font que perpétuer obsessionnellement les marques du péché, de la faute, sans laquelle leur travail n'aurait plus de sens, et qui est l'indissociable partie prenante de leur prosélytisme. Que serait un purificateur sans faute originelle ? Probablement le plus dangereux de tous les êtres car son délire prendrait vite les formes de l'extermination : il faut qu'il trouve à s'employer.
     
   La polémique instituée autour du concept « nouveau » en littérature, en philosophie, en politique, est engluée dans un combat régénérateur et moral. Le Bien contre le Mal. Du point de vue de la pensée, il n'y aurait là qu'un remue-ménage sans conséquence. La pente la plus naturelle du discours, la pente morale, distingue entre les bons et les méchants, les gentils et les vilains, les purs et les impurs, le bien et le mal, bref, manichéen ou pas, il est reposant d'être du côté de Dieu, même s'il s'appelle Godot, contre le côté du Diable. Du côté de l'Avenir radieux aux lendemains qui chantent contre le détestable passé. Du côté de l'héroïque « nouveau » contre le décadent Ancien. La morale est la paresse de l'esprit comme le progrès est la vertu des niais. Tribulat Bonhomet et monsieur Prudhomme marchent de pair, main dans la main, dans les allées de l'avenir, du nouveau, du pouvoir, et l'usage moral du mot « nouveau », mercantile et progressiste, n'a troublé le sommeil de personne. Il a permis d'occuper les fauteuils.    
     
       On comprend mieux l'extraordinaire esprit de suffisance et de componction qui caractérise le groupe estimable des Éditions de Minuit. Ce sont des prêtres. C'est-à-dire des terroristes. Non de l'espèce de ceux qui posent des bombes, mais de celle, mieux éduquée et plus féroce encore, des moines qui présidaient les tribunaux de la Sainte Inquisition.
     
   Ce qui caractérisait les œuvres du Nouveau Roman n'était pas tant leur forme — passage à la ligne, blancs, absence de ponctuation, absence de sujet, de personnage, incompréhensibilité, syncopes, descriptions délirantes, lettrisme, usage constant du présent, variations sur les pronoms personnels : je, tu, il, vous... etc. —, cette forme sur laquelle chacun s'est arrêté n'était sans doute que la conséquence d'un choix plus important. Le roman avait toujours entretenu avec le réel (y compris les œuvres les plus « modernes » : Proust, Joyce, Kafka, Musil) un rapport de lisibilité objective. Pour le Nouveau Roman, le réel, le monde extérieur, donné, objectif, visible et lisible n'existe plus. Il est mort. La littérature aurait eu pour charge d'en faire l'autopsie si le langage, frappé d'une malédiction originelle, n'avait été condamné à ne véhiculer que phantasmes, illusions, rêveries, mirages, souvenirs, délires, visions, élucubrations, radotages, borborygmes, bredouillis, inventions, racontars — médisances le plus souvent —, fables, billevesées, légendes, paroles… toutes fondées sur le trop-plein, c'est-à-dire le vide, des impressions, approximations, intuitions. soupçons, de l'individu scripteur submergé par le flot irrépressible des mots qui tromperont toujours sa naïveté. Traîtres mots impurs qui mentez sous ma plume, vous n'aurez pas le dernier mot si je parviens à vous soumettre aux lois de l'écriture assujettie à la nouvelle phénoménologie de la perception qui impose d'abord un doute radical sur le réel de la réalité, la choséité de la chose, l'objectivité de l'objet. La chose n'est pas une chose, l'objet n'est pas un objet. Rien n'existe peut-être. Telle serait la première phrase, anodine apparemment, par laquelle pourrait s'ouvrir chaque nouveau roman. A partir de là, et à partir de là seulement, toutes les singularités formelles découlent comme de source. Descriptions minutieuses des objets, lassantes, obsédantes, soliloques inachevables, ressassement, viennent comme autant de vérifications angoissées d'une conscience torturée par le doute, ou jouant de ce doute s'il devient le principe humoristique d'un scepticisme radical. Il n'y aurait eu là rien de bien nouveau depuis que le monde est monde et qu'il y a des hommes qui écrivent et qui pensent.    
     
       Mais, la stratégie contemporaine de la communication avait besoin de présenter comme un scandaleux phénomène de nouveauté le retour de la plus ancienne des questions. Par quel mystère a-t-il fallu que la question la plus candide, celle de l'existence et de ses rapports avec la pensée, l'écriture, l'art, la poésie, ait fini par emprunter ici les chemins du pouvoir ? Pourquoi un écrivain doit-il gravir de marche en marche l'escalier branlant qui le mènera du prix des jeux floraux de son village natal jusqu'au zénith du Prix Nobel ? Que signifie cette ascension ? Elle signifie que dans l'espace vide, rendu vacant depuis la mort de Dieu, une place est à prendre: la sienne. Depuis Moïse et le monothéisme, la place est devenue unique. Cette restriction engendrera autant de consciences malheureuses que d'insensés furieux. L'Olympe était plus accueillant.
     
   Mais aujourd'hui, Dieu est devenu, par le mouvement de la dernière promotion, une marionnette de la télévision. Irrésistible, à dire vrai. La nouvelle école est maintenant celle du clip télévisuel. Foin de l'éternité : montrez-vous, gesticulez devant les caméras : vos produits se vendront peut-être.    
     
       Le plus astucieux des esprits, d'une agilité au moins égale à son impatience d'arriver — où ? au fait, arriver où : à l'Elysée, au Sénat, à l'Académie, aux toilettes, au Panthéon, au Paradis ? — passant de la rue Jacob (Le Seuil) à la rue Sébastien Bottin (Gallimard) à la vitesse d'un homme qui a peur de rater son train, et tellement pressé qu'il en abandonne ses valises (Tel Quel) dans son ancien domicile, Philippe Sollers, donc, sera au moins parvenu à quelque chose : il représente la trajectoire qui, telle la flèche de Zénon d'Elée, va de la précipitation à l'immobilité. Départ, sur des chapeaux de roue, propulsé par deux vieux barbons spécialistes des patenôtres catholico- staliniennes qui rapportent le prix Nobel ou le prix Lénine, Mauriac et Aragon, et sur la foi d'un petit roman, bien de chez nous, très Comtesse de Ségur (innocentes amours ancillaires, chatouilles et bouderies). Puis long détour par l'avant-garde institutionnelle : Tel Quel, — « nous sommes d'avant-garde parce que nous sommes jeunes et que nous sommes six », c'est dans mon souvenir, vague, ce que me dirent Sollers et Hallier à la parution du numéro un de Tel Quel. Bouvard et Pécuchet passaient à l'action. Longue pénitence dans les bureaux étroits de la rue Jacob. La quête du pouvoir est une infinie patience, puisque dans ce pays gérontocrate, il se mérite à l'ancienneté. Fin de la pénitence : passage rue Sébastien Bottin et retour à la case départ : un gros roman, bien de chez nous, puisqu'il s'agit d'un roman à clés : Femmes. Les clés sont généreusement distribuées avec le livre, comme son mode d'emploi. Vous n'y trouverez que du beau monde : Barthes, Lacan, Althusser, etc. comme si vous y étiez. Le provincialisme parisien éblouit encore le parisianisme des provinciaux. Gros succès de librairie. Sulitzer n'a plus qu'à bien se tenir : il a trouvé un concurrent. Au moins sur les méthodes de lancement, les campagnes de promotion, l'usage des médias, le vacarme télévisuel. Aujourd'hui, l'avant-garde supposée de Tel Quel apparaît pour ce quelle était : un tremplin pour la prise du pouvoir, un attrape-nigauds et finalement un piège à cons. Au panier tout cela, l'heure est aux clips. Pour sauver les apparences et ne pas abandonner trop vite le look stratégique du théoricien, Gallimard lui a quand même offert une nouvelle valise toute neuve, pur maroquin : l'Infini. Pour une carrière aussi concertée, programmée, diligentée, ‚chafaudée pas à pas, marche par marche, ce terme d'Infini laisse décidément rêveur. Il est peut-être mis là par antiphrase et pour rire.
     
   Il faut reconnaître aux anciens accapareurs du concept « nouveau » que, s'il s'agissait là d'une quête obscure du pouvoir, cette pérégrination progressait encore dans un espace littéraire : celui du livre. Aujourd'hui, l'espace s'est déplacé. Il n'est plus que médiatique. Les livres, confessions tonitruantes, romans à clés sur le milieu littéraire, ne sont plus qu'un prétexte pour provoquer ou justifier les passages les plus fréquents, quotidiens si possible, sur les étranges lucarnes. Il ne s'agit bien sûr d'être là que pour vendre. Se vendre. Se montrer pour se vendre. Le livre n'a plus besoin d'être lu, ni même ouvert, il n'a besoin que d'être acheté. Ici, les recettes traditionnelles du matraquage commercial fonctionnent selon leurs règles immuables et fastidieuses. Il est piquant de constater que les auteurs qui s'y livrent le mieux sont ceux qui se dévouèrent parfois avec le plus de zèle au militantisme avant-gardiste. Adieu théories, principes, analyses et commentaires. Adieu, littérature ! Dans le Palais, Madame ne se meurt plus, elle est morte. Place au spectacle. Un animateur de télévision pourra toujours organiser un concours national d'orthographe si, dans le même temps, il remplace les livres par le spectacle à propos des livres, chacune de ses émissions court le risque d'augmenter le nombre des analphabètes. Qu'importe ! Il faut faire de l'audience. L'admirable Kirk Douglas, la somptueuse Fanny Ardant attireront toujours, et c'est heureux, des regards plus extasiés que le visage patriarcal de Michel Butor, empereur à la barbe fleurie d'un empire obsolète : les mots.    
     
    ***
       A l'Est, fin du communisme. Ici, les réjouissances à droite, à gauche, au centre et de tous les côtés. Réjouissances chez les communistes eux-mêmes. Il est temps de penser à contre-courant. Plutôt que de danser avec les frénétiques de la dernière mode et de la prochaine nouveauté, si nous observions une minute de silence. La mort de l'idée sur laquelle le XXe siècle aura roulé mérite peut-être cela. Il y avait quand même dans le communisme, une idéologie — reprenons ce mot si décrié aujourd'hui — qui proposait à l'individu d'autres valeurs que celle de l'argent. Nous n'étions peut-être pas nés pour la seule raison d'avoir à entasser les billets de banque les uns sur les autres durant toute une vie. Exister n'était pas uniquement s'enrichir. La mesure du temps pouvait dépasser la mesure des comptes et ceux-ci devaient retrouver leur juste place : celle des comptes, si bien calculés dans le Capital de Marx, de manière à ce que cette place précisément ne soit plus toute la place. Le rétablissement des comptes exacts n'avait d'autre but — vaste utopie — que de mettre fin à l'exploitation des uns par les autres et de permettre ainsi d'oublier, d'effacer la ligne de partage qui creuse des gouffres d'inégalité capables de rendre étrangers l'un à l'autre, adversaires et ennemis, des personnes qui vivent dans le même lieu, sur la même terre, dans la même entreprise. Tandis que l'effondrement du communisme aujourd'hui, après trois générations d'erreurs et de crimes, risque de ne libérer qu'un espace tout entier consacré à l'établissement d'un vieux trône et d'une vieille tyrannie : celle de l'argent. Il revient, le capital, avec la force du boomerang. C'est lui, l'existence. Dis-moi combien tu gagnes et je te dirai qui tu es. Tu n'as d'autre valeur qu'une valeur marchande. Cela promet de beaux jours au seul ennemi que l'homme ait jamais connu : la bêtise qui est en lui-même. Tout problème désormais sera problème d'argent, — ou, selon le milieu : de pèze, de fric, de finances, d'épargne, de trésorerie, de fond monétaire, cash-flow, dividendes, micro ou macro-économie, flouze et oseille. Veau d'or, idole sacrée, le culte qui t'est rendu n'est pas près de s'éteindre. Il repart de plus belle, aggravé par l'échec des faux prêtres qui t'ont nié à mesure qu'ils te rendaient un culte dissimulé : apparatchiks et nomenklatura. Hommes de pouvoir. Monsieur Prudhomme et Tribulat Bonhomet.
     
   Alors, le pouvoir littéraire, cela existe-t-il ? Oui, tant qu'il marchera à la remorque des dispositifs de pouvoir politique ou militaire. Parasites des tyrans ou des monarques éclairés, les plumes se sont beaucoup prostituées dans ce siècle barbare, le nôtre. Il est temps qu'au jeu corrompu des pouvoirs, la parole aux mains nues, celle de l'individu quelconque et démuni, puisse reprendre la voie qu'elle n'aurait jamais dû quitter et qui est son unique chemin : écho des tumultes où la raison se perd, parole muette, cris du silence, rires. Parole de fou ? Peut-être. L'homme est si nécessairement fou que c'est par un autre tour de folie qu'il croit ne pas être fou.    
     
       L'heureuse formule — mathématique — de Pascal nous libère d'un vain souci et d'une présomption : celui d'être sage, celle d'être sensé. S'il faut tenter d'y voir clair et d'approcher le plus près possible de quelque chose de vrai, le meilleur chemin à suivre n'est pas toujours le plus raisonnable. Il pourrait être hors de raison. Qu'est-ce à dire ? Le chapitre à suivre traitera du plus déraisonnable de tous les phénomènes, celui qui dépasse l'entendement comme l'imagination, même s'il est une donnée a priori de la conscience : le Temps. Plus particulièrement : l'écriture et le Temps.
     
    ***    
   En guise de moratoire, une proposition.

   Nouveau Manifeste des nouveaux Nouveaux.

1. Nous sommes nouveaux parce que nous nous proclamons tels.
2. Notre nouveauté est si neuve qu'elle se passe d'être nouvelle pour être.
3. Le droit d'être nouveau est exclusivement réservé à nous.
4. Aux autres, le reliquat d'être veaux.
5. Le concept nouveau se partage donc en :
6. Nous — c'est nous.
7. Veau — c'est l'autre.
8. La Différence — elle est claire - n'édite que les ouvrages des nouveaux Nouveaux.
9. Nous l'avons trouvée
    Quoi ? L'éternité
    C'est nouveau allé
    Avec le nouveau.
10. Que les « Cahiers de la Différence » puissent à l'avenir s'appeler: « Nouveaux Cahiers de la Différence » et celles-ci « Nouvelles Editions de la Différence » ; une telle perspective reste, à l'heure présente, un sujet de réflexion et d'étude, nouvelle et nouveau.
   

Mars 1990
   
     
DE JACQUES BELLEFROID, « LA DIFFÉRENCE » A PUBLIÉ LES ÉTOILES FILANTES, LE RÉEL EST UN CRIME PARFAIT, MONSIEUR BLACK, VOYAGE DE NOCES, LA GRAND PORTE EST OUVERTE À DEUX BATTANTS, LE VOLEUR DU TEMPS, LES FESTINS DE KRONOS ET PEINES CAPITALES.