|
 |
 |
 |
 |
 |
|
|
Cahiers de la Différence # 7-8
DIEU EST MORT
Variations sur l'existence ou la non existence du pouvoir et du pouvoir
littéraire en particulier ainsi que sur l'usage contemporain
du mot « nouveau ». |
|
|
|
|
|
 |
|
Ce
qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite
ni égards ni patience.
René Char |
De
quoi s'agit-il ? De rien, peut-être. De la couleur des tulipes
lorsque le rayon du soleil agite l'ouverture de leurs pétales.
L'analyse critique des systèmes de pouvoir (structure, signes,
sens, sémiologie, fonction et fonctionnement) a si bien occupé
les esprits durant les dernières décades les
esprits : ceux qui parlent, écrivent, professent, publient,
je ne pense pas ici aux innocents fantômes qui errent dans l'invisible,
que nous sommes en attente du moment où cette analyse
reviendrait sur elle-même. Obéissant à la ligne
de fuite où l'analyste, si brillant et scrupuleux qu'il soit,
vise toujours dans l'analyse à saisir la conduite de l'autre,
tout aura été dit sur le pouvoir des petits et des grands
chefs de toutes espèces et de toutes sortes, tandis qu'un pieux
silence recouvrait l'unique pouvoir exclu de l'analyse, préservé,
protégé et indemne au bout de l'épreuve : le
pouvoir de l'analyste lui-même. Le boomerang ne revient jamais.
Littérateur, philosophe, sémiologue, linguiste, universitaire,
académicien, prix Nobel ou pamphlétaire, le penseur
ne questionne jamais que les Autres. Et pourtant, qu'en est-il du
pouvoir de ceux qui exercent la critique du pouvoir ? Ces anges ont-ils
un sexe ? Sans noyer le poisson dans le tourbillon des eaux remuantes
de la sémiologie, fut-elle lacano-structurale ou, plus élégante
encore dans sa lumière de ténèbres, blanchot-rilkéenne,
la question est ouverte et, mauvaise surprise, le boomerang a entamé
le vol de son retour. |
|
|
|
|
|
Qu'en est-il
du pouvoir littéraire ? |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Ou bien, ou
bien ? Ou bien il existe, ou bien il n'existe pas. |
|
|
|
|
|
De ce qui n'existe
pas, rien ne se pourrait dire et il en va dès lors de ce concept
un peu comme il en va de Dieu : sa mort, loin d'en effacer l'existence,
établit la dernière preuve de celle-ci. Pour une première
raison : qui pourrait mourir sans avoir existé ? Pour une seconde
raison, plus grave : l'accolement de la mort à la personne
de Dieu, unis l'un à l'autre par le verbe être : «
Dieu est mort » ne devrait pas s'entendre comme la disparition
clinique d'on ne sait trop quel père éternel considéré
dans une vision lourdement anthropomorphique mais au contraire, une
attention plus soutenue, une écoute plus littérale,
permet peut-être d'entendre : Dieu est mort, ainsi qu'il se
peut dire couramment : Femme est belle ou Ciel est bleu. La beauté,
la bleuité ou la mort définissent alors le caractère
et la nature de l'apparition. D'être belle ou d'être bleu
n'implique ni de n'être que cela ni de ne pas être du
tout. Catastrophe et précipitation, la parole de Nietzsche
permettra aux impatients de s'engouffrer dans la brèche ouverte
« Nous vous l'avions bien dit, Dieu est mort ! Place à
l'homme. » (Parenthèse diagnosticale : Nietzsche devient
fou par anticipation. A la manière dont Voltaire disait :
Savez-vous pourquoi Jérémie
A tant pleuré durant sa vie ?
C'est qu'en prophète il prévoyait
Qu'un jour Le Franc le traduirait.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Nietzsche prévoyant
qu'il ne serait pas écouté, la folie reste le lot ultime
de celui qui entend soudain qu'il ne sera jamais entendu par personne.)
Là où il parlait de puissance chacun a préféré
entendre pouvoir, domination, voire orgueil ou tyrannie. Quand la
puissance est précisément, de tous les principes, celui
qui éclaire le mieux la vanité du pouvoir, de tous les
pouvoirs, établis ou en voie de l'être, en dénonçant
en eux la perversion de l'impuissance. Qu'est-ce qu'un tyran, un dictateur,
un guide, un maître, penseur ou politique, guerrier ou pacifique,
adoré ou honni ? C'est toujours et sans cesse, de générations
en générations, le retour éternel de l'identique,
la permanence du combat des « grandes têtes molles »
pressées d'occuper la place pour installer, au plus haut de
la hiérarchie, l'ordre clos d'un discours unique qui descendra
des sommets en rectifiant, sacrifiant, étouffant au passage
la moindre parole non-conforme, priée de disparaître
exterminée sous le poids des pouvoirs organisés. Sommeil
dogmatique qui de nuits en nuits renouvelle la chape sans étoiles,
l'oppression noire de l'obscurantisme. Le pouvoir n'aime pas se taire,
il parle, et, plus précisément encore, il dicte. Le
dictateur est d'abord celui qui dicte. En d'autres termes, la parole
de pouvoir a pour fonction d'imposer le silence, de réduire
et d'ordonner, et elle ne se connaît pas d'adversaire plus redoutable
que l'ironie, même silencieuse, de la puissance. Bref, plus
encore que dans la rébellion ou la révolte, le contraire
absolu du pouvoir trouve son lieu d'élection, sa terre promise,
dans les épiphanies de la puissance. Elles ne répondent
pas au pouvoir, elles ne s'en préoccupent même pas, mais
l'innocent travail de sape qui les soulève dépasse toutes
les entreprises révolutionnaires, si suspectes dès qu'elles
s'organisent en systèmes, chapelles, partis, sectes, machines
à prendre ce pouvoir dont toute leur critique antérieure
ne formulait que l'impuissance d'un hommage passionnel où la
haine exprimée indiquait surtout l'urgence du désir.
Le pouvoir cherche à prendre la place, d'un autre, à
supplanter pour, en définitive, ne perpétuer que la
même perversion. La puissance crée sa propre place. |
|
|
|
|
|
« Quand
j'entends le mot culture, je sors mon revolver. » Ou encore:
« Le Pape, combien de divisions ? » La parole de pouvoir,
quelle soit nazie ou stalinienne, ne connaît qu'une logique
: celle des objets blindés. Retour du boomerang Ubu, Arturo-Ui
et autres Tribulat Bonhomet s'effondrent parfois devant plus candide
qu'eux : la figure emblématique, souriante, les yeux étonnés
d'un Vaclav Havel donnent aujourd'hui la mesure de ce retournement.
Pourquoi un poète au sommet de l'Etat, à Prague ? Parce
que, de tous les prétendants, c'était celui qui semblait,
à l'évidence, le plus éloigné du pouvoir
; il en était, il en est encore, le contraire absolu. Nul ne
peut s'y tromper : c'est l'arpenteur de Kafka qui est maintenant au
Château. |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
*** |
|
|
|
|
Sur
le tapis de feutre vert des billards français, comme sur la
moquette des salons de Paris, les sphères du Temps n'ont jamais
roulé tout à fait au hasard. Si un coup de dés
jamais ne l'abolira, les joueurs, ici, connaissent l'art de la bande,
du rétro, des effets, et même celui de l'arnaque. A Paris,
l'idée du Temps est particulière et strictement mesurée.
Elle ne s'embarrasse pas de physique, encore moins de métaphysique
: elle est celle, si raisonnable, de la progression du calendrier
d'une carrière. Aux inspirés, aux anxieux, aux religieuses
et aux internés la méditation morose (radieuse quand
ils sont vraiment idiots) de l'épiphanie de l'être dans
le drame éphémère de sa présence. En attendant,
il faut réussir. Réussir ? Courir. Où ? Au pouvoir.
Comment ? Par la captation du futur. Idée raisonnable du temps
( [..., citation grecque] : chère âme, laisse tomber
la vie éternelle, occupe-toi plutôt des affaires courantes)
appréhendé comme simple principe de stratégie
opératoire et surtout pas comme précarité d'un
destin. Un mouvement empressé, une frénésie,
une jubilation provoque ici, dans ce vieux pays où je parle
l'un des plus conservateurs qui soit au monde une dilatation
des narines et un appétit qui ne se réveillent jamais
avec autant de violence qu'au sursaut suscité par le seul mot
d'avant-garde. Ah ! l'avant-garde, l'avant-garde ! jeune homme, souffrez
qu'au nom de l'avant-garde je vous embrasse ! Que se lève la
main de celui qui à l'appel de l'avant-garde oserait ici faire
la sourde oreille ! Rien à craindre : chacun restera assis.
Assis dans l'avant-garde précisément, bras croisés,
les coudes bien calés sur les accoudoirs de l'avenir, tant
que l'avant-garde restera le confortable fauteuil roulant d'une machine
à précéder le temps, conçu dans les limites
d'un calendrier de carrière. Jeunes gens, sachez du grec, des
mathématiques, pratiquez le tennis, la biologie, la planche
à voile, l'argot, mais surtout soyez d'avant-garde. Vous affolerez
les salons. Prudente réserve : sur les tapis de pure laine
des plus somptueux de ceux-ci, ce terme d'avant-garde prend parfois
une connotation presque politique d'un effet désastreux et
qui n'est pas toujours la mieux reçue. Alors, soyez modernes.
Est-ce trop difficile ? Soyez nouveaux. |
|
|
|
Pure
question de terminologie, rassurez-vous, et non d'identité.
Le nouveau n'a nul besoin d'être nouveau pour être. Au
contraire. Croyez-en les gens d'expérience, écoutez
les maîtres du nouveau roman, par exemple, ou ceux de la nouvelle
philosophie. De braves anciens. Au rebours de toute attente, l'unique
condition nécessaire et suffisante pour être nouveau
est d'accepter de rester le plus fidèle possible à la
représentation du personnage qui fut toujours honoré
ici par-dessus tout : une espèce de sénateur plein d'usage
et raison, encore un peu vert, par foucades, mais définitivement
rangé ou en voie de l'être dans les hauteurs de quelque
institution rassurante : Collège de France, Présidence
de salles de tripot, membre honorable de la maffia, Académie,
Panthéon. Un brave ancien. Proclamez-vous d'avant-garde, c'est
délicieux et si juvénile, mais n'allez jamais jusqu'à
perdre le nord : seule l'arrière-garde a la moindre chance
d'être reconnue. Soyez donc une arrière-garde avant-gardiste.
Vous suivez ? La dialectique n'a pas été inventée
pour ne servir à rien ni à personne. Elle est à
vous. Son usage raisonné vous permettra toujours d'anticiper
sur l'époque, condition du terrorisme vous avez compris
que ce terme guerrier d'avant-garde implique un état militaire
ou politique d'hostilité et de terreur permanente tout
en limitant votre entreprise à la gérance tranquille
d'une tradition. |
|
|
|
|
|
|
|
Durant
les trois dernières décennies, à Paris, chacun
aura pu assister pour son bonheur privé et son édification
publique à la naissance de la nouvelle vague, suivie de près
par une école de romanciers également nouveaux, talonnés
par les nouveaux historiens, supplantés par la nouvelle cuisine,
remplacée par les nouveaux romantiques, oubliés pour
les nouveaux philosophes, dépassés par le nouvel observateur,
attaqué par le nouvel imaginaire, menacé par la nouvelle
autobiographie, envahie par les nouveaux horizons de l'Est
aujourd'hui, hier d'Ouest, demain des quatre points cardinaux. La
Terre tourne. Déferlement spectaculaire et grandiose : c'est
aussi beau que l'océan. Chaque vague en recouvre une autre.
Ô flux et reflux des marées, le saviez-vous, un peu de
votre rythme berce les mouvements de la mode et de l'arrivisme parisien
? C'est au flux que je m'adresse, le reflux est déjà
trop loin pour m'entendre. Ô vagues, vous étiez donc
toujours nouvelles ? Au bord des plages n'est-ce donc jamais la même
eau qui revient ? |
|
|
|
|
|
*** |
Phénomène
sémantique exaltant : la fortune de certains mots tient à
ce qu'ils désignent exactement le contraire de ce qui se produit.
Exemple : de tous les mots caractéristiques du vocabulaire
gaullien, c'est peut-être celui de « grandeur »
qui aura le mieux émergé. Grandeur, grandeur de la nation,
de la France, etc. Mais les Historiens ne pourront s'empêcher
de remarquer que pendant une période historique déterminée,
celle de la petitesse et du rétrécissement au sens le
plus strict de ses territoires, puisqu'ell'e perdait, après
avoir honteusement collaboré pendant l'occupation et commis
après ce crime les autres crimes des guerres coloniales, la
plus grande part de son influence et la totalité de son ancien
Empire, que ce terme de « grandeur » aura connu une fortune
inégalée. Vertu compensatoire du vocabulaire, refoulement
de la situation réellement vécue par l'usage effréné
de mots sublimes et sublimisants, ou version historique de la méthode
Coué : « Nous sommes grands parce que nous le déclarons » ?
Question ouverte. La fortune analogue et presque contemporaine du
mot « nouveau » semble obéir à un phénomène
identique. Tout est nouveau, comme tout était grand. Comprenez
: tout est ancien, comme tout était petit. Cette frénésie
de nouveauté est à la mesure des manques qu'elle indique.
S'il survenait vraiment quelque chose de nouveau le mot circulerait
moins, tant il est vrai que la nouveauté ne s'est jamais annoncée
d'elle-même à grand fracas. Elle est de toutes les couronnes
celle que nul ne peut jamais se poser de lui-même sur la tête.
L'effet de rupture avec le passé, la modification radicale
des perspectives, l'apparition et le surgissement ininterrompu de
forces nouvelles, vives et fondatrices pourrait permettre de parler
(sans rire) du « nouveau ». Non le ressassement de vieilles
modes remises sur le marché de manière tapageuse, quand
ce n'est pas à grand renfort de publicité. Imposture
absolue : par essence, ce qui est nouveau devrait déranger
le paysage, bousculer le sol avec la violence d'un de ces tremblements
de terre qui fracturent l'espace et le bouleversent de fond en comble
: imagine-t-on un tremblement de terre annoncé, programmé
et lancé par les moyens de publicité ? Oui, mais au
chapitre des truquages et effets spéciaux. Nouveau roman, nouvelle
philosophie. Le propre de ce qui est « nouveau » lorsqu'il
l'est, c'est de surprendre même ceux qui l'ont provoqué
et d'abord eux. Principe de toute découverte, dans le laboratoire
ou dans l'atelier : le premier stupéfait de l'apparition d'une
donnée nouvelle est l'inventeur quand il jouit du désarroi
d'en être le premier témoin, même si toute sa vie
n'a été vécue que pour chercher cela. |
|
|
|
|
|
|
|
Le
malentendu, ou l'imposture, dans l'utilisation inflationniste du mot
« nouveau » depuis trente ans a sans doute plusieurs
causes : il est clair que certains marchands trouvent leur intérêt
à habituer les consommateurs, le public, à l'idée
aberrante, mais profitable, d'une nouveauté par an, voire par
semestre, ou par trimestre. L'idéal serait un rythme quotidien :
une nouveauté par jour. Mieux encore : plusieurs par jour :
celle du matin, celle du midi, celle du soir, celle de la nuit. Une
par heure, une par minute, une par seconde si possible. Logique de
l'hystérie marchande : il faut renouveler les stocks. Moment
de jubilation du marchand : quand il est en rupture de stock. Il ne
peut plus satisfaire à la demande, les acheteurs, hystérisés
à leur tour, se précipitent sur les nouvelles nouveautés
plus nouvelles que les nouveautés neuves. On peut imaginer
un rythme de métronome fou, une cadence de locomotive qui dicterait
sans cesse : nou-veau-nou-veau-nou-veau-nou-veau-nou-veau
:
ce serait l'hymne des marchands. |
|
|
|
Aveuglant
d'évidence : le rapport que la manipulation hystérico-marchande
du concept « nouveau » entretient avec celui de «
pouvoir ». Pour s'emparer de celui-ci, le pouvoir, il convient
de s'octroyer celui-là, le nouveau. Retour éternel de
l'identique : « ôte-toi de là que je m'y mette
» revient comme règle première et dernière.
Le « nouveau » (romancier, philosophe, cuisinier, journaliste)
introduit dans la polémique de l'espace cette accélération
du temps qu'il nomme nouveauté, pour aussitôt prendre
au soleil la place qui lui revient. Laquelle ? La meilleure. Si possible,
toute la place. Jusqu'au suivant. Imposteurs, faussaires, histrions,
prostitués et proxénètes des deux sexes ne valent
sans doute pas la peine d'une réflexion car l'oubli, cette
autre forme du temps, se chargera de les retenir dans ses trous de
mémoire. En revanche, il serait peut-être intéressant
de se demander d'où la hantise du « nouveau » prend-elle
son origine ? D'où, de quel lieu et de quelle source, cela
nous vient ? |
|
|
|
|
|
|
|
La
mauvaise foi du questionneur veut qu'une question posée suppose
une réponse préalable et tacite dont l'interrogation
qui la précède trace les limites et le seuil d'une porte
déjà ouverte. Mieux vaudrait emprunter la méthode
du mathématicien et partir d'une hypothèse plutôt
que d'une question. L'hypothèse serait celle-ci : l'obsession
contemporaine et l'usage actuel du terme « nouveau »,
accolé à toute production, au-delà de la nécessité
marchande du renouvellement des produits, indique aussi, à
un palier plus profond et refoulé dans l'inconscient, le retour
d'une très vieille idée religieuse dont elle serait
en quelque sorte la version laïque, l'avatar profane. Reprenant
sous une autre forme l'ancienne malédiction, cette idée
récite, psalmodie, l'hymne lancinant de la rédemption,
du rachat, de l'effacement, des traces du péché originel,
et finalement du baptême, que l'homme déchu serait contraint
de subir pour retrouver l'innocence perdue et renaître «
nouveau ». |
|
|
|
Il
est assez pittoresque de constater que tant d'auteurs athées,
de créateurs mécréants et impies puissent être
travaillés, sans apparemment le savoir, par une mythologie
toute chrétienne. |
|
|
|
|
|
|
|
Savent-ils que
leur frénésie de « nouveau » les bouscule
à qui mieux mieux autour des fonts baptismaux où l'un
plonge le roman pour l'en sortir « nouveau » et purifié,
l'autre la philosophie, l'autre la cuisine, l'autre le journal, l'autre
les femmes, l'autre les romantiques, l'autre l'homme. Nous en a-t-on
rebattu les oreilles de cet « homme nouveau ». Cela vou'lait
surtout dire une chose : l'homme était intrinsèquement
mauvais, il fallait le changer, le sauver, fût-ce malgré
lui, et nécessairement malgré lui, puisqu'il était
nativement mauvais. Le régénérer, faire son bonheur,
organiser sa renaissance, bref l'immerger dans les eaux baptismales
et laver en lui la souillure de son origine. Rédemption, que
de crimes n'aura-t-on pas commis en ton nom ! |
|
|
|
D'une
manière moins criminelle que les fanatiques de l'homme «
nouveau », les théoriciens du « nouveau »
roman, par exemple, n'étaient pas moins rédempteurs
et curés. Le Révérend Robbe-Grillet plongeait
Balzac dans son Jourdain personnel (portatif) et l'en sortait purifié,
lavé de ses fautes, c'est-à-dire complètement
exangue, mort, asphyxié, cadavérique - mais pur ! Le
cardinal Claude Simon aurait bien aimé confesser Proust avant
de le plonger au bain sanctificateur. Beckett purifiait Joyce. Il
n'y a plus dans toute son uvre et dans tous ses livres que des
fragments d'âme contrite, des morceaux de conscience essorés,
rincés, vidés, blanchis, épurés, hygiénisés,
nettoyés, aseptisés, rabougris, mais propres. Au regard
de qui, maintenant, tout ce travail de blanchissage et d'épuration
? Pour quel juge invisible, tant de sacrifices ? Pour Godot. Entendez
: pour Dieu. Mais un Dieu plus malade que celui d'Isaac et de Jacob,
plus exigeant, plus tyrannique, un Dieu complètement fou, parce
qu'un Dieu mort. Un Dieu absent, disparu, assassin peut-être,
ou suicidé, et pleuré dans ce siècle par beaucoup
d'orphelins. Qui désirent toujours se laver les mains du sang
de ce père : purifions, purifions, purifions. Nos pères
étaient coupables, nos pères étaient mauvais,
nos ancêtres étaient criminels, ignares, bêtes,
mais nous, nous voici régénérés, lavés,
purifiés, innocents. Nouveaux. |
|
|
|
|
|
|
|
Travail
infini, toujours à recommencer, révolution permanente,
révolution ininterrompue, car le propre de la faute originelle
c'est d'être, comme la tache de sang sur la main de lady Macbeth
: ineffaçable à jamais. Travailler à l'effacer
c'est déjà lui donner consistance. Et même, de
la manière la plus évidente, la tache existe dès
que je cherche à l'effacer. Loin d'effacer le péché
originel, le baptême est le sacrement qui l'institue et c'est
bien sur les fonts baptismaux que l'enfant est reconnu impur. Les
purificateurs ne font que perpétuer obsessionnellement les
marques du péché, de la faute, sans laquelle leur travail
n'aurait plus de sens, et qui est l'indissociable partie prenante
de leur prosélytisme. Que serait un purificateur sans faute
originelle ? Probablement le plus dangereux de tous les êtres
car son délire prendrait vite les formes de l'extermination
: il faut qu'il trouve à s'employer. |
|
|
|
La
polémique instituée autour du concept « nouveau
» en littérature, en philosophie, en politique, est engluée
dans un combat régénérateur et moral. Le Bien
contre le Mal. Du point de vue de la pensée, il n'y aurait
là qu'un remue-ménage sans conséquence. La pente
la plus naturelle du discours, la pente morale, distingue entre les
bons et les méchants, les gentils et les vilains, les purs
et les impurs, le bien et le mal, bref, manichéen ou pas, il
est reposant d'être du côté de Dieu, même
s'il s'appelle Godot, contre le côté du Diable. Du côté
de l'Avenir radieux aux lendemains qui chantent contre le détestable
passé. Du côté de l'héroïque «
nouveau » contre le décadent Ancien. La morale est la
paresse de l'esprit comme le progrès est la vertu des niais.
Tribulat Bonhomet et monsieur Prudhomme marchent de pair, main dans
la main, dans les allées de l'avenir, du nouveau, du pouvoir,
et l'usage moral du mot « nouveau », mercantile et progressiste,
n'a troublé le sommeil de personne. Il a permis d'occuper les
fauteuils. |
|
|
|
|
|
|
|
On
comprend mieux l'extraordinaire esprit de suffisance et de componction
qui caractérise le groupe estimable des Éditions de
Minuit. Ce sont des prêtres. C'est-à-dire des terroristes.
Non de l'espèce de ceux qui posent des bombes, mais de celle,
mieux éduquée et plus féroce encore, des moines
qui présidaient les tribunaux de la Sainte Inquisition. |
|
|
|
Ce
qui caractérisait les uvres du Nouveau Roman n'était
pas tant leur forme passage à la ligne, blancs, absence
de ponctuation, absence de sujet, de personnage, incompréhensibilité,
syncopes, descriptions délirantes, lettrisme, usage constant
du présent, variations sur les pronoms personnels : je, tu,
il, vous... etc. , cette forme sur laquelle chacun s'est arrêté
n'était sans doute que la conséquence d'un choix plus
important. Le roman avait toujours entretenu avec le réel (y
compris les uvres les plus « modernes »
: Proust, Joyce, Kafka, Musil) un rapport de lisibilité objective.
Pour le Nouveau Roman, le réel, le monde extérieur,
donné, objectif, visible et lisible n'existe plus. Il est mort.
La littérature aurait eu pour charge d'en faire l'autopsie
si le langage, frappé d'une malédiction originelle,
n'avait été condamné à ne véhiculer
que phantasmes, illusions, rêveries, mirages, souvenirs, délires,
visions, élucubrations, radotages, borborygmes, bredouillis,
inventions, racontars médisances le plus souvent ,
fables, billevesées, légendes, paroles
toutes
fondées sur le trop-plein, c'est-à-dire le vide, des
impressions, approximations, intuitions. soupçons, de l'individu
scripteur submergé par le flot irrépressible des mots
qui tromperont toujours sa naïveté. Traîtres mots
impurs qui mentez sous ma plume, vous n'aurez pas le dernier mot si
je parviens à vous soumettre aux lois de l'écriture
assujettie à la nouvelle phénoménologie de la
perception qui impose d'abord un doute radical sur le réel
de la réalité, la choséité de la chose,
l'objectivité de l'objet. La chose n'est pas une chose, l'objet
n'est pas un objet. Rien n'existe peut-être. Telle serait la
première phrase, anodine apparemment, par laquelle pourrait
s'ouvrir chaque nouveau roman. A partir de là, et à
partir de là seulement, toutes les singularités formelles
découlent comme de source. Descriptions minutieuses des objets,
lassantes, obsédantes, soliloques inachevables, ressassement,
viennent comme autant de vérifications angoissées d'une
conscience torturée par le doute, ou jouant de ce doute s'il
devient le principe humoristique d'un scepticisme radical. Il n'y
aurait eu là rien de bien nouveau depuis que le monde est monde
et qu'il y a des hommes qui écrivent et qui pensent. |
|
|
|
|
|
|
|
Mais,
la stratégie contemporaine de la communication avait besoin
de présenter comme un scandaleux phénomène de
nouveauté le retour de la plus ancienne des questions. Par
quel mystère a-t-il fallu que la question la plus candide,
celle de l'existence et de ses rapports avec la pensée, l'écriture,
l'art, la poésie, ait fini par emprunter ici les chemins du
pouvoir ? Pourquoi un écrivain doit-il gravir de marche en
marche l'escalier branlant qui le mènera du prix des jeux floraux
de son village natal jusqu'au zénith du Prix Nobel ? Que signifie
cette ascension ? Elle signifie que dans l'espace vide, rendu vacant
depuis la mort de Dieu, une place est à prendre: la sienne.
Depuis Moïse et le monothéisme, la place est devenue unique.
Cette restriction engendrera autant de consciences malheureuses que
d'insensés furieux. L'Olympe était plus accueillant.
|
|
|
|
Mais
aujourd'hui, Dieu est devenu, par le mouvement de la dernière
promotion, une marionnette de la télévision. Irrésistible,
à dire vrai. La nouvelle école est maintenant celle
du clip télévisuel. Foin de l'éternité
: montrez-vous, gesticulez devant les caméras : vos produits
se vendront peut-être. |
|
|
|
|
|
|
|
Le
plus astucieux des esprits, d'une agilité au moins égale
à son impatience d'arriver où ? au fait, arriver
où : à l'Elysée, au Sénat, à l'Académie,
aux toilettes, au Panthéon, au Paradis ? passant de
la rue Jacob (Le Seuil) à la rue Sébastien Bottin (Gallimard)
à la vitesse d'un homme qui a peur de rater son train, et tellement
pressé qu'il en abandonne ses valises (Tel Quel) dans son ancien
domicile, Philippe Sollers, donc, sera au moins parvenu à quelque
chose : il représente la trajectoire qui, telle la flèche
de Zénon d'Elée, va de la précipitation à
l'immobilité. Départ, sur des chapeaux de roue, propulsé
par deux vieux barbons spécialistes des patenôtres catholico-
staliniennes qui rapportent le prix Nobel ou le prix Lénine,
Mauriac et Aragon, et sur la foi d'un petit roman, bien de chez nous,
très Comtesse de Ségur (innocentes amours ancillaires,
chatouilles et bouderies). Puis long détour par l'avant-garde
institutionnelle : Tel Quel, « nous sommes d'avant-garde
parce que nous sommes jeunes et que nous sommes six »,
c'est dans mon souvenir, vague, ce que me dirent Sollers et Hallier
à la parution du numéro un de Tel Quel. Bouvard et Pécuchet
passaient à l'action. Longue pénitence dans les bureaux
étroits de la rue Jacob. La quête du pouvoir est une
infinie patience, puisque dans ce pays gérontocrate, il se
mérite à l'ancienneté. Fin de la pénitence :
passage rue Sébastien Bottin et retour à la case départ
: un gros roman, bien de chez nous, puisqu'il s'agit d'un roman à
clés : Femmes. Les clés sont généreusement
distribuées avec le livre, comme son mode d'emploi. Vous n'y
trouverez que du beau monde : Barthes, Lacan, Althusser, etc. comme
si vous y étiez. Le provincialisme parisien éblouit
encore le parisianisme des provinciaux. Gros succès de librairie.
Sulitzer n'a plus qu'à bien se tenir : il a trouvé un
concurrent. Au moins sur les méthodes de lancement, les campagnes
de promotion, l'usage des médias, le vacarme télévisuel.
Aujourd'hui, l'avant-garde supposée de Tel Quel apparaît
pour ce quelle était : un tremplin pour la prise du pouvoir,
un attrape-nigauds et finalement un piège à cons. Au
panier tout cela, l'heure est aux clips. Pour sauver les apparences
et ne pas abandonner trop vite le look stratégique du théoricien,
Gallimard lui a quand même offert une nouvelle valise toute
neuve, pur maroquin : l'Infini. Pour une carrière aussi
concertée, programmée, diligentée, chafaudée
pas à pas, marche par marche, ce terme d'Infini laisse décidément
rêveur. Il est peut-être mis là par antiphrase
et pour rire. |
|
|
|
Il
faut reconnaître aux anciens accapareurs du concept « nouveau »
que, s'il s'agissait là d'une quête obscure du pouvoir,
cette pérégrination progressait encore dans un espace
littéraire : celui du livre. Aujourd'hui, l'espace s'est
déplacé. Il n'est plus que médiatique. Les livres,
confessions tonitruantes, romans à clés sur le milieu
littéraire, ne sont plus qu'un prétexte pour provoquer
ou justifier les passages les plus fréquents, quotidiens si
possible, sur les étranges lucarnes. Il ne s'agit bien sûr
d'être là que pour vendre. Se vendre. Se montrer pour
se vendre. Le livre n'a plus besoin d'être lu, ni même
ouvert, il n'a besoin que d'être acheté. Ici, les recettes
traditionnelles du matraquage commercial fonctionnent selon leurs
règles immuables et fastidieuses. Il est piquant de constater
que les auteurs qui s'y livrent le mieux sont ceux qui se dévouèrent
parfois avec le plus de zèle au militantisme avant-gardiste.
Adieu théories, principes, analyses et commentaires. Adieu,
littérature ! Dans le Palais, Madame ne se meurt plus, elle
est morte. Place au spectacle. Un animateur de télévision
pourra toujours organiser un concours national d'orthographe si, dans
le même temps, il remplace les livres par le spectacle à
propos des livres, chacune de ses émissions court le risque
d'augmenter le nombre des analphabètes. Qu'importe ! Il faut
faire de l'audience. L'admirable Kirk Douglas, la somptueuse Fanny
Ardant attireront toujours, et c'est heureux, des regards plus extasiés
que le visage patriarcal de Michel Butor, empereur à la barbe
fleurie d'un empire obsolète : les mots. |
|
|
|
|
|
|
|
*** |
|
|
A
l'Est, fin du communisme. Ici, les réjouissances à droite,
à gauche, au centre et de tous les côtés. Réjouissances
chez les communistes eux-mêmes. Il est temps de penser à
contre-courant. Plutôt que de danser avec les frénétiques
de la dernière mode et de la prochaine nouveauté, si
nous observions une minute de silence. La mort de l'idée sur
laquelle le XXe siècle aura roulé mérite
peut-être cela. Il y avait quand même dans le communisme,
une idéologie reprenons ce mot si décrié
aujourd'hui qui proposait à l'individu d'autres valeurs
que celle de l'argent. Nous n'étions peut-être pas nés
pour la seule raison d'avoir à entasser les billets de banque
les uns sur les autres durant toute une vie. Exister n'était
pas uniquement s'enrichir. La mesure du temps pouvait dépasser
la mesure des comptes et ceux-ci devaient retrouver leur juste place
: celle des comptes, si bien calculés dans le Capital
de Marx, de manière à ce que cette place précisément
ne soit plus toute la place. Le rétablissement des comptes
exacts n'avait d'autre but vaste utopie que de mettre
fin à l'exploitation des uns par les autres et de permettre
ainsi d'oublier, d'effacer la ligne de partage qui creuse des gouffres
d'inégalité capables de rendre étrangers l'un
à l'autre, adversaires et ennemis, des personnes qui vivent
dans le même lieu, sur la même terre, dans la même
entreprise. Tandis que l'effondrement du communisme aujourd'hui, après
trois générations d'erreurs et de crimes, risque de
ne libérer qu'un espace tout entier consacré à
l'établissement d'un vieux trône et d'une vieille tyrannie :
celle de l'argent. Il revient, le capital, avec la force du boomerang.
C'est lui, l'existence. Dis-moi combien tu gagnes et je te dirai qui
tu es. Tu n'as d'autre valeur qu'une valeur marchande. Cela promet
de beaux jours au seul ennemi que l'homme ait jamais connu : la bêtise
qui est en lui-même. Tout problème désormais sera
problème d'argent, ou, selon le milieu : de pèze,
de fric, de finances, d'épargne, de trésorerie, de fond
monétaire, cash-flow, dividendes, micro ou macro-économie,
flouze et oseille. Veau d'or, idole sacrée, le culte qui t'est
rendu n'est pas près de s'éteindre. Il repart de plus
belle, aggravé par l'échec des faux prêtres qui
t'ont nié à mesure qu'ils te rendaient un culte dissimulé :
apparatchiks et nomenklatura. Hommes de pouvoir. Monsieur Prudhomme
et Tribulat Bonhomet. |
|
|
|
Alors,
le pouvoir littéraire, cela existe-t-il ? Oui, tant qu'il marchera
à la remorque des dispositifs de pouvoir politique ou militaire.
Parasites des tyrans ou des monarques éclairés, les
plumes se sont beaucoup prostituées dans ce siècle barbare,
le nôtre. Il est temps qu'au jeu corrompu des pouvoirs, la parole
aux mains nues, celle de l'individu quelconque et démuni, puisse
reprendre la voie qu'elle n'aurait jamais dû quitter et qui
est son unique chemin : écho des tumultes où la
raison se perd, parole muette, cris du silence, rires. Parole de fou
? Peut-être. L'homme est si nécessairement fou que
c'est par un autre tour de folie qu'il croit ne pas être fou.
|
|
|
|
|
|
|
|
L'heureuse
formule mathématique de Pascal nous libère
d'un vain souci et d'une présomption : celui d'être sage,
celle d'être sensé. S'il faut tenter d'y voir clair et
d'approcher le plus près possible de quelque chose de vrai,
le meilleur chemin à suivre n'est pas toujours le plus raisonnable.
Il pourrait être hors de raison. Qu'est-ce à dire ? Le
chapitre à suivre traitera du plus déraisonnable de
tous les phénomènes, celui qui dépasse l'entendement
comme l'imagination, même s'il est une donnée a priori
de la conscience : le Temps. Plus particulièrement : l'écriture
et le Temps. |
|
|
|
|
|
*** |
|
|
En
guise de moratoire, une proposition.
Nouveau Manifeste des nouveaux Nouveaux.
1. Nous sommes nouveaux parce que nous nous proclamons tels.
2. Notre nouveauté est si neuve qu'elle se passe d'être
nouvelle pour être.
3. Le droit d'être nouveau est exclusivement réservé
à nous.
4. Aux autres, le reliquat d'être veaux.
5. Le concept nouveau se partage donc en :
6. Nous c'est nous.
7. Veau c'est l'autre.
8. La Différence elle est claire - n'édite que
les ouvrages des nouveaux Nouveaux.
9. Nous l'avons trouvée
Quoi ? L'éternité
C'est nouveau allé
Avec le nouveau.
10. Que les « Cahiers de la Différence »
puissent à l'avenir s'appeler: « Nouveaux
Cahiers de la Différence » et celles-ci « Nouvelles
Editions de la Différence » ; une telle perspective
reste, à l'heure présente, un sujet de réflexion
et d'étude, nouvelle et nouveau. |
|
|
Mars 1990 |
|
|
|
|
|
DE JACQUES BELLEFROID,
« LA DIFFÉRENCE » A PUBLIÉ LES ÉTOILES
FILANTES, LE RÉEL EST UN CRIME PARFAIT, MONSIEUR BLACK,
VOYAGE DE NOCES, LA GRAND PORTE EST OUVERTE À DEUX BATTANTS,
LE VOLEUR DU TEMPS, LES FESTINS DE KRONOS ET PEINES
CAPITALES. |
Réalisation : Sys Object @Copyright tous droits réservés |
|
|