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Cahiers de la Différence # 1
LES DEUX TABLEAUX |
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C'était
l'hiver. J'occupais à Aix-en-Provence une chambre d'hôtel
dont la fenêtre ouvrait sur un campanile de pierre qui prenait
des reflets roses, chaque matin, au lever du soleil. Paris, que j'avais
quitté, n'était que grisailles et pluies. J'apercevais
avec précision ce campanile dressé au-dessus des toits
oranges. Il inscrivait son dessin dans le cadre de la fenêtre
à la manière d'un tableau accroché sur le ciel
et cette image réelle, dépassée par sa propre réalité,
émergeait avec la régularité, l'insistance de
ces idées fixes qui s'allument la nuit dans l'obscurité
des rêves. Sans aucune espèce de logique, la couleur
des pierres et des tuiles me rappelait une journée perdue de
l'été précédent où j'avais saisi
l'occasion d'aller voir le site d'une ancienne ville disparue et dont
il ne reste à peine quelques traces sur une colline du sud
de l'Italie : Elée. Attiré par la force d'attraction
d'un tel nom, j'avais voulu voir le lieu. Il n'y avait rien. La journée
s'était déroulée sans incident. J'étais
reparti. Ensuite, au cours des semaines et des mois l'automne,
l'hiver ce rien avait peu à peu creusé son trou.
Maintenant, il revenait sous la forme d'un campanile rose, ironique,
silencieux, placé chaque matin devant mes yeux comme une horloge
arrêtée. |
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De même
que les experts découvrent parfois sous la couche superficielle
d'un tableau un autre tableau recouvert ou dissimulé par la
représentation visible, un texte écrit cache parfois
derrière ses phrases, ou même au centre de celles-ci,
un autre récit, une autre histoire que celle qui est racontée.
Comme si le narrateur n'avait trouvé d'autre moyen pour déjouer
la nécessité de dire ce qu'il veut, ce qu'il doit dire,
que de l'enfouir dans une fable superposée à la trame
réelle de ce qu'il sait pour l'avoir vécu. |
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J'avais quitté
brusquement Paris et j'étais allé jusqu'à Aix-en-Provence
pour une raison précise. M. était venue me voir quelques
jours auparavant rue des Saints-Pères où j'habitais.
Son mari, R., se trouvait à l'hôpital Laënnec, rue
de Sèvres, isolé dans une chambre où il avait
été transporté après une tentative de
suicide. Depuis plusieurs jours, il refusait de parler à quiconque,
détournant les yeux et ne répondant que par un mutisme
absolu à toute question. Les médecins envisageaient
de le placer pour un long séjour dans une maison de santé,
une de ces maisons d'où ceux qui en sortent ne portent plus
jamais sur les autres le regard qu'ils avaient encore au moment d'y
entrer. M. me demandait d'aller le voir. Peut-être accepterait-il
d'en finir avec ce silence qui, par la contagion de son vacarme, menaçait
de détruire en elle la part assez fragile de raison qui lui
restait. |
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J'avais accepté. En poussant
la porte de la chambre, après les longs couloirs froids, sonores,
de l'hôpital où traînaient insidieusement des odeurs
délétères et pharmaceutiques capables de troubler
les plus insensibles, je ne pensais à rien, mais je pus constater
que ma main pensait pour moi : elle tremblait. J'avais donc peur.
C'est R. qui me rassura. Allongé sur son lit, il me regardait
en souriant. Et c'est lui qui parla le premier. J'avais à tout
hasard préparé des phrases, des attitudes, aussi vaines
les unes que les autres. Après quelques paroles anodines
il parlait comme si rien ne s'était passé et que nous
nous retrouvions attablés autour d'un verre dans une sorte
de bar privé emporté peu à peu par le
mouvement de la conversation, il essaya même de plaisanter :
le moment vraiment désagréable avait été
celui où il avait dû subir l'introduction d'une sonde
dans l'urêtre. S'il avait pu prévoir un tel supplice...
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La décision de quitter
l'hôpital vint d'elle-même et fut prise presque instantanément.
Ailleurs, aller ailleurs. N'importe où. Prendre un train. Je
ne sais quelles images naissaient devant ses yeux lorsqu'il parlait
mais, allongé sur son lit, il semblait fixer sur le mur blanc
un mirage accessible à la condition de le saisir sans attendre,
de le rejoindre avec la hâte d'un homme qui, après avoir
tourné en rond pendant plusieurs jours dans un désert,
se met soudain à courir droit devant lui parce qu'il a vu un
palmier. |
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A Aix-en-Provence, dans la chambre
voisine de celle que j'occupais, je pouvais entendre aller et venir
R. Nous prenions nos repas ensemble. Il parlait. je l'écoutais.
Il avait tant de choses à dire et semblait si pressé
de les dire. Une autre question me tenait à coeur : comment
se délivrer du pathétique, comment sourire à
l'éphémère ? Sans aucune logique apparente, c'était
elle qui reliait dans le silence la couleur rose du campanile matinal,
la journée d'été perdue à la recherche
d'une ville invisible, le départ brusque de Paris, le désir
de disparaître par lequel R. avait failli être emporté
mais qu'il avait déjà oublié, repris par la frénésie
des projets qu'il m'exposait. |
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Je
décidai alors d'écrire l'histoire de cette journée
passée à Elée. Ce serait le tableau peint sur
un autre tableau qui recouvrirait l'image d'un drame que je voulais
effacer. Raconter, reprendre le trajet des heures écoulées
dans un lieu où rien ne s'était produit de singulier,
où j'avais seulement découvert une forme inconnue du
désert, celle qui recouvre un jour les lieux les mieux habités,
permettrait de trouver une issue, ouvrirait une porte de sortie à
l'impression d'angoisse causée par la présence de R.,
plus absent que présent, et ce jeu innocent viendrait peut-être
à bout du piège si bien tendu sur notre chemin par le
passage de la mort. Il y a plus grave, plus étonnant, que de
mourir, ce passage obligé laisse encore le choix de le prendre
en bonne ou en mauvaise part, il y a un drame finalement plus énigmatique,
ou du moins j'éprouvais la nécessité absolue
de découvrir un acte plus grave. Si un tel acte existait, s'il
se trouvait une aventure plus périlleuse que celle de la fin,
il deviendrait enfin possible de sourire à l'éphémère
et d'oublier le pathétique. |
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Le campanile rose
au-dessus des toits orangés, ironiquement suspendu au bas du
ciel, n'abritait aucune cloche, aucun carillon. Inutile et muet, il
renvoyait par sa présence de ruine installée dans le
cadre de la fenêtre, l'écho émis par toute présence.
Je suis là, me disait-il. Je pourrais tout aussi bien ne pas
être là. Mais les deux choses ne sont pas égales.
L'étonnant n'est pas de mourir, phénomène explicable,
mais d'être là, merveille à ce jour dépourvue
d'explication. |
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DE JACQUES BELLEFROID,
« LA DIFFÉRENCE » A PUBLIÉ LA GRAND PORTE
EST OUVERTE À DEUX BATTANTS, LES ÉTOILES FILANTES,
LE RÉEL EST UN CRIME PARFAIT, MONSIEUR BLACK, VOYAGE
DE NOCES ET LE VOLEUR DU TEMPS. |
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