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Cahiers de la Différence # 3
JEAN-PAUL ARON, MICHEL FOUCAULT & Co
(Tourcoing - Lille 1952 - 1955)
LANGAGE PARLÉ, PAROLE ÉCRITE |
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Je
ne parlerai pas ici de la mort. Rien que de la nommer risque déjà
d'obscurcir d'un voile, même blanc, les images de vie qui affluent
sans cesse et sans peine au souvenir de Jean-Paul. Monsieur Aron,
disaient entre eux les élèves du Lycée de Tourcoing
en regardant passer dans les couloirs ce singulier professeur, à
peine plus âgé qu'eux, et qui, à la singularité
d'enseigner la Philosophie savoir secret, terre inconnue où,
pour la naïveté de l'ignorance, gisait au moins le secret
du monde ajoutait la singularité d'une démarche,
d'une allure, d'un timbre de voix, d'une présence, d'un jeu
de regards, d'une manière inimitable, enfin, de maintenir constamment
au milieu des lèvres, agitées par un flot ininterrompu
de paroles dès qu'il s'adressait à l'un ou à
l'autre, une cigarette menaçante pour la propreté impeccable
du col blanc, de la cravate et de la pochette assortie. Lorsque je
le rencontrai pour la première fois dans les couloirs de cet
établissement, vraiment lugubre, en 1952, j'étais un
nouveau. Lui aussi. J'arrivais de ces collèges religieux d'où
les circonstances et mon inconduite m'avaient exclu. Il arrivait de
Paris. Sa ville natale était Strasbourg, mais, plus radicalement
encore, il arrivait bel et bien de Paris. Pour ce lycée obscur
de la province éloignée, dont l'architecture comme l'administra-
tion, le système d'internat comme la discipline, pesaient encore
de tout le poids de ce dix-neuvième siècle dévot
qui, loin de s'arrêter en 1899, s'est prolongé, au moins
en province, jusqu'aux environs des années 60, Jean-Paul Aron,
philosophe de vingt-sept ans à l'époque, apparaissait
flamboyant, précieux, excentrique, scandaleux, à la
manière de ces « articles de Paris » dont Balzac
et Flaubert ont dit le trouble qu'ils provoquaient à Tours
ou à Montluçon, à Vannes ou à Coutances,
à Montbéliard ou dans le territoire de Belfort. Dans
les couloirs sonores, mal éclairés, ouverts à
tous les vents si le vent n'évoquait le souffle de l'air
libre, l'appel du large, quand le seul appel qui résonnât
jamais entre ces hauts murs froids était celui qui mugissait
d'heure en heure pour signaler les intervalles des cours, et qu'une
atroce ironie désignait du nom enchanteur de sirènes
toute conversation était répercutée, amplifiée,
emportant les parleurs dans un tourbillon bruyant plus propice à
la provocation qu'au silence. Aurait-il voulu ne pas être entendu,
ce qui était loin d'être le cas, Jean-Paul, lorsqu'il
s'adressait à l'un ou à l'autre, attirait immanquablement
autour de lui, par voie de cooptation, par ce tropisme obscur des
affinités, et par le simple effet d'écho d'une voix
extravagante, tous les jeunes Narcisses étonnés de voir
apparaître leur transfiguration dans le miroir que sa parole
leur tendait. Car la conversation de Jean-Paul Aron, soliloque déroutant,
vertige de mots précipités en incommensurables volutes,
tournoyait autour de l'interlocuteur, l'aspirait dans ses spirales
sans qu'il soit demandé à celui-ci d'autre participation
que celle de témoin, complice, bon gré mal gré,
d'une sorte d'accident oratoire, de cataclysme verbal. Une intelligence
extrême, encore aiguisée par une sensibilité à
fleur de peau, forçait Jean-Paul à anticiper toujours
sur la réaction prévisible de son vis-à-vis,
mais sans doute trop lente à venir pour la fièvre de
son impatience. Il disposait alors, théâtralement, la
mise en scène de son propre discours, en distribuant lui-même
la réplique qui lui permettrait de relancer le monologue déguisé
en dialogue apparent : « Vous allez me dire que les femmes,
suivant les lois immuables de la nature, authentifiées par
la science, et ce n'est pas le fils d'une longue lignée de
médecins qui vous contredira, vous le pensez bien, portent,
lorsqu'elles sont enceintes, quoique les termes de prégnantes
ou d'engrossées feraient mieux mon affaire, mais je sens que
vous reculez devant ces mots barbares, alors mettons-nous d'accord
sur celui, plus bienveillant, vous avez mille fois raison de le préférer,
d'heureuse situation, portent donc, lorsque tout se passe bien, et
suivant les statistiques les mieux établies, aux environs de
neuf mois. Eh bien ! détrompez-vous. Rien n'est moins sûr.
Ce chiffre de neuf mois est approximatif et ne correspond, au fond
des choses, qu'à l'opinion reçue. Il existe des cas
de douze, de seize, et même il m'a été signalé
un cas, exceptionnel il est vrai, de vingt-huit mois. Ah ! vous le
saviez, canaille ! je vois bien à votre sourire que vous le
saviez ! Et vous n'en disiez rien, dissimulateur, intrigant jésuite
! mais tous les sortilèges de la casuistique, non plus que
tous les parfums de l'Arabie, n'effaceront cette tache : vingt-huit
mois ! vingt-huit mois ! » Il se tordait de rire. L'élève,
médusé de ce qu'il entendait et plus encore de ce qu'il
s'entendait dire par l'incessante récupération du moindre
signe d'intelligence de sa part à l'intérieur de l'interminable
phrase structurée en pseudo-dialogue par des relais du genre:
« Vous me direz que
vous pensez que
vous imaginez
que
vous alliez me dire que
» se sentait peu à
peu soulevé, comme le serpent hors de sa boîte, par la
mélopée incantatoire psalmodiée sur la flûte
experte du charmeur. Il se voyait danser. Cette manière de
le faire parler, alors qu'il n'avait le plus souvent pas soufflé
un seul mot, à peine souri ou cligné des yeux, avait
rendu l'auditeur responsable à son insu d'une série
de propos alors qu'aucun d'entre eux ne lui était venu à
l'esprit, et auteur d'un discours dont aucun son n'était passé
par ses propres lèvres. De la pure magie ! Le savoir inconnu
de la Philosophie risquait à cet instant d'être pris,
dans un premier temps, loin des salles de cours où les traditions
et l'enseignement magistral n'autorisaient pas de telles divagations
mieux à leur place dans les déambulations de ces couloirs
glacés mais péripatétiques, pour l'inversion
irrésistible et désopilante de toute contrainte logique.
Le territoire secret de la Philosophie, traversée par l'humour,
faisait alors figure d'un exercice verbal de renversement généralisé
du langage parlé, les cloisons qui séparent d'habitude
l'autre du moi, devenues de plus en plus poreuses, laissaient passer,
dans la déroute des significations et même du sens, une
série infinie de substitutions d'identités. Pour ma
part, j'y voyais, incomparable au tapage assez routinier des potaches,
une espèce supérieure de chahut. |
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Le rire seul,
un rire inextinguible et blanc, un rire fou, pouvait restituer une
électricité à ce vacarme qui, sans cette lumière,
aurait sombré dans la noirceur pathologique du court-circuit.
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Mais les élèves
s'étonnaient plutôt de la longueur interminable des phrases,
de la manière de fumer, de la mobilité du visage, et
des élégances vestimentaires de Monsieur Aron.
La phrase parlée paraissait toujours quasiment inachevable
tant elle accumulait de mots, tant elle déplaçait d'air,
de salive, dont une part pouvait même être distribuée
sous forme de postillons aux auditeurs les plus rapprochés,
tant elle installait l'impossibilité du silence, se rechargeant
d'elle-même à cette source inépuisable d'une angoisse
évidente, refoulée, et sans cesse renouvelée.
En déroulant les périodes de sa phrase, souvent hurlée
sur un registre suraigu, Jean-Paul fumait. Sa cigarette se maintenait,
attachée par la salive sur la lèvre inférieure
exactement au milieu de celle-ci, à un endroit plus charnu
qui formait bec par une sorte de lippe très mince, pointue,
et avancée, légèrement décalée
de la lèvre supérieure, en saillie par rapport à
tout le bas du visage ; la cigarette avançait, sortait
du visage, puis rentrait, aspirée, selon le mouvement des lèvres
et de la machoire sans cesse remués par le flux de paroles
déversées comme le feu d'une gargouille dont cette cigarette
aurait été la pointe ultime, le jet incandescent. Assez
vite, les auditeurs ne regardaient plus quelle. Ils attendaient l'instant
où la cendre qui s'accumulait à son extrémité
et peu à peu s'accroissant devenait un léger tube gris
qui se courbait vers le sol, entraîné par son infime
poids, allait se détacher du reste de la cigarette collée
à la lèvre, à l'occasion inévitable d'une
de ces secousses que l'intarissable logorrhée imprimait à
cette lèvre en perpétuelle vibration, s'en détacher
et tomber sur la cravate impeccable, le col de chemise toujours blanc,
raide, serré, amidonné, immaculé, véritable
collier des bienséances et de la rigueur dont ce jeune professeur
entourait chaque matin son cou, et qui était à ce cou
et à ce visage ce que le perchoir est à l'oiseau, la
chaire au prédicateur : un solide et ferme appui, un cercle
empesé, d'où les paroles, les rires, le chant, !a phrase,
pouvaient s'élancer sans crainte : elles étaient maintenues
au départ, elles tombaient de haut. La rectitude, la propreté
de ce carcan d'amidon, autorisait toutes les cascades possibles de
l'incontinence et du bavardage. Le dévergondage verbal en était
métamorphosé, acquérant même une sorte
de rigueur, comme si un peu de l'amidon du col s'était rpandu
sur toute la surface du discours et l'avait marqué de son empesage.
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Mais la cendre
ne tombait jamais d'elle-même. C'était, chaque fois,
au moment où les curieux croyaient la voir sur le point de
venir s'écraser sur le plastron immaculé de la chemise,
que, d'un geste distrait, continuant à parler sans perdre le
fil de sa phrase et sans vouloir laisser à personne l'opportunité
de prendre la parole comme un quelconque naïf aurait pu en avoir
la velléité à l'occasion de ce qu'il aurait pu
sottement prendre pour une interruption même momentanée
du discours, Jean-Paul arrachait négligemment le mégot
de ses lèvres et secouait celui-ci d'un petit coup répété
de l'index qui jetait la cendre au loin, sur le sol. Miracle du geste,
qui développait, comme le tour d'un prestidigitateur, dans
le champ physique, la magie spirituelle de la phrase. Tous étaient
stupéfiés. Le discours continuait de plus belle. Ayant
senti je ne sais quel souffle d'admiration ou d'étonnement
passer sur l'auditoire, Aron poursuivait en se rengorgeant un peu,
souriant à soi-même d'un effet produit qu'il n'aurait
jamais eu l'idée d'attribuer au misérable miracle de
la cigarette. Il n'avait pas tort : c'était tout son personnage
qui fascinait ces internes en blouse grise, obnubilés par son
insolente élégance, ses affectations, qui contrastaient
jusqu'à la limite du possible avec les grisailles du Nord,
la neutralité essentielle instituée par l'architecture,
la discipline, les règlements, la doctrine d'un lycée
banal entre tous et voué par vertu républicaine aux
mécanismes mornes de l'indifférenciation. Aux blouses
grises, Jean-Paul opposait ses pochettes de soie, ses gants de cuir
clair, ses cravates de mailles finement tressées ; au
pas pesant et monotone des professeurs repus, travaillés par
la digestion du lourd repas de midi, il opposait la circulation pressée
d'un gesticulateur ; à la crasse ambiante, il préférait
l'exhibition ironique d'un visage soigné, curé, frotté,
brossé, limé, poussant l'ostentation jusqu'aux cliquetis
consternants d'une gourmette d'argent au poignet droit ; aux
yeux blasés, il répondait d'un regard nerveux, toujours
en alerte, éveillé, qui lançait du fond de ses
orbites creuses le signal anxieux d'un guetteur conscient du péril
d'exister péril invisible, semble-t-il, à tant
d'êtres. |
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La solitude
qu'un tel comportement manifeste, lui pesait quand même au point
qu'en dépit du courage dont il ne manquait pas, il ramenait
par intermittence la conversation sur le sujet qu'il préférait
: ses amis. Comme ils n'étaient pas là, il ne pouvait
que les évoquer. Cela donnait au soliloque de nouvelles ruptures
incantatoires : « Comme me le disait, hier encore, au téléphone,
mon ami Alexandre, que vous ne connaissez pas mais que vous devriez
certainement connaître, c'est un esprit tout à fait supérieur,
tout à fait, car, outre des succès universitaires, qui
suffiraient au bonheur de tant d'autres, major à Normale Sup
!
cacique à l'agrég !
les fées ont
décid une fois pour toutes qu'il serait toujours premier,
mais elles ont fait mieux : il n'aime au fond des choses et en vérité
que la poésie, vous devriez lui montrer vos poèmes,
je lui en ai déjà parlé, oui, mystère
inexplicable : l'austérité monastique du travail auquel
il s'est toujours astreint, qui dessèche chez les meilleurs
cerveaux jusqu'à la dernière parcelle d'imagination,
ne semble pas avoir atteint chez lui ce résultat horrible puisque,
hier encore, au téléphone, imaginez pourquoi il m'appelait
? Vous pensez, je le vois, qu'il ne répondait qu'à l'appel
de l'amitié, et vous n'avez pas tort de penser cela : l'amitié
est, de tous les comportements humains, le plus digne d'intérêt,
à l'exception de la passion, qui serait divine si elle n'était
mortelle, vous alliez me dire cela, mais vous n'auriez peut-être
pas pensé qu'il m'appelait en fait pour autre chose encore.
Devinez quoi ? Ah ! vous avez deviné, c'est renversant, vous
me feriez peur si je ne pressentais en vous une lumière que
l'absence en moi de toute foi religieuse m'empêche de nommer
la grâce de Dieu, mais pour une fois, par exception, j'accepterai
ce langage théologique car sinon comment auriez-vous pu être
sur le point de me dire que mon ami Alexandre m'avait appelé
au téléphone, et de longue distance, cela a dû
lui coûter un paquet d'argent, mais il est fou, une fortune
! c'est un possédé qui se dépossèdera
de tout, et cette somme pour quoi ? Pour s'égarer dans la lecture
d'un poème qu'il venait de découvrir et qu'il ne pouvait
résister, dans l'ivresse de sa ferveur, à me faire entendre
illico. Un fou. Je n'ai pas compris un traître mot, vous pensez
bien, de ce poème impénétrable, mais, bien que
l'attendrissement ni l'effusion littéraire, vous vous en doutez,
ne soient nullement le mode préféré de mes communications,
surtout téléphoniques, je suis un esprit frivole,
un snob, une chose légère, un emmerdeur et une coquette
vous admettrez que s'il m'arrive de faire mon propre éloge
je ne me considère pas toujours avec complaisance et qu'il
m'arrive tout aussi bien d'être moi-même la proie de mes
sarcasmes, mais voyez-vous, en dépit de ce que je viens de
vous dire, hier, au téléphone, à l'autre bout
du fil, les larmes me sont venues aux yeux. Alexandre a probablement
du génie, je le connais depuis si longtemps que je ne peux
plus être sûr de rien, mais n'en faut-il pas au moins
un peu pour provoquer une émotion aussi forte chez cette misérable
personne, moi-même, que vous regardez d'un air si grave, et
je le crains réprobateur, parce que la flèche d'Apollon
ne l'a pas touché. » |
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Les amis lointains
de Jean-Paul étaient, au moins à cette époque,
dans les circonvolutions de sa phrase, toujours plus doués,
mieux pourvus, plus brillants, plus rares que lui-même. Quel
que fût le degré de son narcissisme, une modestie étrange,
proche du complexe, l'amenait à les placer, lorsqu'il les évoquait,
plus haut que lui. C'est ainsi qu'il me parla nous avions après
quelques mois pris l'habitude de parler tête à tête
de son ami Michel Foucault. |
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Celui-ci
venait à Lille un jour par semaine, s'arrangeant pour faire
l'aller-retour de Paris dans la même journée. Il enseignait
à l'Université. Mais, entre deux trains, il disposait
de quelques heures, soit pour le déjeuner de midi, soit pour
l'apéritif du soir, pris l'un comme l'autre dans l'une de ces
brasseries confortables que l'on trouve, à Lille, rue de Béthune
ou rue Nationale. Il y avait là, Marcel Neveux qui était
lui-même professeur de Philosophie au lycée Faidherbe,
où je fus son élève, Olga, sa femme, Bocquillon,
Tomasini, Snyders, Simon, d'autres encore, dans un mélange
d'étudiants, de lycéens et de professeurs rendu possible
par le peu d'écart des âges une douzaine d'années
au plus entre les plus jeunes et les plus âgés
et par l'amitié, la passion partagée de la littérature,
de la psychanalyse, de la peinture, de la politique, de la musique,
du cinéma. Les études, les travaux, progressaient mais
l'avenir de chacun, à l'époque, restait ouvert, et,
pour une large part, inconnu. |
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Foucault jouissait
d'un incontestable prestige, bien qu'il n'ait pour ainsi dire encore
rien publié mais peu de doutes subsistaient sur ce qu'il
serait capable de produire, à en juger par la qualité
de son enseignement où les étudiants accouraient, provoquant
la jalousie de ses collègues tellement plus âgés
sans que l'âge leur ait apporté, semblait-il, la gloire
qui, déjà, au moins par la fréquentation de son
cours, lui avait manifesté des promesses évidentes.
Il écrivait alors une préface au livre de Ludwig Binswanger,
Le Rêve et l'existence, introduction beaucoup plus longue
que le texte du livre, travail qu'il allait renier plus ou moins par
la suite, où pourtant son talent apparaît à chaque
page. C'était le temps où, l'un des premiers de sa génération,
il effectuait, dans l'intelligentsia de l'époque encore obnubilée,
malgré quarante ans de preuves contraires, par Octobre 17,
une rupture sans retour avec le marxisme, le léninisme, et
le plus précisément avec leur avatar régional
et inquitant : le parti communiste français où
des intellectuels aussi échevelés que Kanapa exerçaient
encore un semblant de terrorisme à usage des récalcitrants.
La politique tenait une grande place dans les conversations comme
dans les préoccupations des philosophes engouffrés dans
ce puits sans fond, à la suite de Sartre, intrépide
spéléologue des abîmes universels qui passait
sans crier gare, avec l'allégresse d'un premier de cordée,
d'une harassante biographie de Jean Genet au soutien de la première
dictature naissante à l'horizon des Temps Modernes. Foucault,
pour sa part, avait quitté la cordée. Aron, peu enclin
aux adhésions, ne s'était jamais laissé enrôler.
Il n'affichait qu'une bénévole et constante sympathie
pour la gauche, mais préférait de beaucoup militer pour
le chocolat, les duchesses, les slips Eminence, la phénoménologie,
les derniers quatuors de Beethoven, les fresques murales de Santa
Maria Novella. Son esthétisme le tenait éloigné
de toutes les barbaries. L'esthétisme de Foucault était
d'une autre nature. S'il affectait également, à l'époque,
une extraordinaire préciosité d'élocution, articulant
les vocables avec une lenteur très étudiée qui
leur inoculait cette part de silence que le martellement sourd et
feutré fait résonner dans les cordes d'un bon piano
lorsque l'instrumentiste appuie du pied gauche sur la pédale,
prolongeant d'une vibration presque muette, mystérieuse, l'éclat
sonore des accords plaqués, il ne dépensait pas les
mots avec la même prodigalité que Jean-Paul ou les autres.
Il était capable de se taire, et veillait, lorsqu'il parlait,
à se maintenir le plus près possible du registre grave,
par crainte peut-être de monter au sommet des aigus, ce qui
lui arrivait lorsqu'il riait. Son hystérie aussi était
d'une autre nature. Elle était plus froide, mieux contrôlée,
peut-être plus rigoureuse, mais le silence auquel il laissait
sa juste place dans la conversation ouvrait des aires de repos ;
un ange, une brise passait, et emportait au loin ce qui en aucun cas
ne peut être retenu tout à fait par les mots lorsqu'ils
sont dits. Bref, il n'oubliait pas qu'il convient de ne pas oublier
l'implicite, l'innommable, et que le plus inconvenant de tout serait
de croire à la possibilité de le dire, comme si de rien
n'était, dans l'effusion lyrique de la communication. Si son
langage parlé charriait un nombre considérable de concepts
en quelque sorte propres à la discipline de son métier,
il ne s'en excusait pas plus que d'une déformation professionnelle
repérable aussi bien chez un métallurgiste ou chez un
médecin que chez un philosophe. Il était, il se voulait,
professeur. Rien de moins, rien de plus. Même si, d'un sourire
calme, il ambitionnait déjà le Collège de France,
où il aurait désiré occuper une « chaire
de folie ». Il avait assez vite compris le système des
séparations. Celle du professeur et de l'écrivain, par
exemple. Au rebours de tant d'autres esprits moins rigoureux, les
deux états ne pouvaient se confondre pour lui : ils supposent
une différence professionnelle absolue et même un radical
écart d'existence. Enseigner n'est nullement écrire.
Ecrire n'est nullement enseigner. Quant à ceux qui mettent
à profit les grandes vacances scolaires pour écrire
un livre rangé à la rentrée sur la ligne de départ
de la course aux prix littéraires, il se contentait d'en rire
dans le registre aigu. |
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Je me souviens
d'une longue conversation, au premier étage de la librairie
Giard, rue Royale, plus austère mais beaucoup mieux fournie
que celle de Dupont, place de la République, qui s'intéressait
surtout à la peinture, où, tandis que, par jeu, choisissant
presque au hasard, nous passions en revue les livres rangés
sur d'infinies étagères poussiéreuses, Foucault,
sachant que, élève de terminale-philo, je passais plus
de temps à écrire des poèmes qu'çà
lire Emmanuel Kant ou à réviser les Sciences Nat., et
que, devant un avenir matériellement incertain, ma mère,
relayée en cela par Jean-Paul, s'interrogeait, comme toutes
les mères, sur la situation que pourrait se faire un fils qui
se levait la nuit pour dactylographier des poèmes et des débuts
de roman, me prévint, cherchant amicalement à me sauver
du professorat, que l'enseignement était le dernier des métiers,
à moins d'accepter dès l'âge de dix-sept ans d'entrer
volontairement, pour une période sans fin, dans l'ascèse
d'une réclusion monastique, condition nécessaire sinon
suffisante, à l'obtention des grades rue d'Ulm, l'agrég.,
la thèse qui évitent au moins pour la suite,
s'il en reste une, d'avoir à subir les directives d'une hiérarchie
universitaire, aussi médiocre que tout autre hiérarchie
administrative, pour la raison que le sacrifice entier de sa propre
jeunesse de sa vie, cher ami est au moins payé
d'une ascension dans la dite hiérarchie qui met à l'abri,
sinon du jugement à cela nul n'échappe, cher
enfant au moins de l'autorité des autres. Tout le reste
de l'enseignement : punition fastidieuse ! |
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Il n'avait pas seulement
compris, il avait assimilé le système des séparations
et des identités. « Si j'étais beau, me dit-il
un jour, à Paris, rue Monge, je serais prostitué. Si
j'étais barbare, j'écrirais une uvre. Les barbares
sont ceux qui, dans les tissus compacts de la culture, déchirent
la trame qui, sans eux, laisserait sans fin le tapis se dérouler
identique. N'étant ni beau ni barbare, je ne puis être
ni prostitué ni créateur. Mais il existe entre la barbarie
et la prostitution une sorte de pont : la culture. C'est l'apanage
des professeurs. Entre ceux qui sont venus pour bouleverser le champ
historique qui précédait leur passage, les barbares,
et ceux qui jouissent du présent, les prostitués, il
reste un espace interstitiel que je désire occuper, par ce
travail de tricot, la culture, qui relie maille à maille le
brin de laine, le fil déchiré par la rupture épiphanique
du phénomène, par les trouées de l'Histoire.
» Il parlait comme un alambic, distillant le langage goutte
à goutte, alcool subtil au bouquet parfois délicat,
parfois puissant. Mais il avait encore compris une autre séparation
: celle qui creuse un gouffre entre le langage parlé et la
parole écrite. « Ce que vous dites, me dit-d un jour
où j'avais trop parlé, du côté de la place
Maubert, c'est ce que vous n'écrirez pas. Bien entendu, c'est
ce que vous ne pensez pas. Votre véritable pensée vous
est encore à vous-même inconnue. Mais il est bien nécessaire
de vider ces poches de l'esprit, toujours trop encombrées,
et la conversation ne sert à rien d'autre qu'à cela.
Ce qui reste, quand le vide est fait, c'est ce qui fera écriture.
Au moins pour le poète, celui qui
» Là,
il marqua un silence, et, par un repli de sa modestie, il donna la
parole à un autre, Cocteau : « Le poète est aux
ordres de sa nuit. » Et, comme je lui tendais la main pour prendre
congé, il se ravisa, en souriant, ajoutant un autre cadeau
comme faisait ma mère lorsque j'allais prendre le train
et qu'elle me glissait dans les poches des provisions et récita
: « Le poète est un passant courtois, qui brusque les
adieux pour être là quand le pain sort du four. »
Il venait, par ces deux citations cousues l'une à l'autre,
de me donner une parfaite démonstration de ce travail de tricot
qu'il appelait la culture. Il y était virtuose. |
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A cette époque,
les trois soucis existentiels d'Aron, pour parler son langage, étaient,
dans l'ordre, ces trois figures d'autorité : son frère
aîné Robert, cercle familial proche ; son cousin
Raymond Aron, autre anneau du cercle familial plus éloigné
mais plus pesant ; et l'autorité naisssante de son ami
Michel Foucault. |
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Il m'avait montré
quelques pages d'un trvail en cours Jean-Paul appartenait à
la catégorie des auteurs qui ne peuvent écrire dix pages
sans vous en faire partager la lecture qu'il rédigeait
sur Nietzsche et la violence, et qui fut publié plus tard dans
un gros ouvrage collectif, dirigé par Weber et Huisman : Tableau
de la Philosophie Contemporaine. Cette publication n'est
pas tout à fait sans intérêt parce quelle marquera,
à l'intrieur d'un système d'intrigues, la date
exacte à laquelle Foucault, ulcéré par le piège
aimable dans lequel il avait eu la naïveté de tomber,
commença à prendre ses distances avec son ami Jean-Paul
Aron. Dans cet ouvrage collectif, il avait maladroitement accepté
d'écrire quelques pages, pour lui insignifiantes, sur la question
des « Sciences humaines et de la psychologie », sur la
base de la présentation qui lui avait été faite
: « quelques pages, sans importance, il s'agit d'un ouvrage
collectif... » Il me rapportait cela sur un ton furieux, ne
se pardonnant pas d'avoir accordé en effet quelques pages anodines,
tandis que les autres collaborateurs, par le jeu des publications
groupées, l'avaient écrasé, au sommaire de l'ouvrage,
du poids supposé de leurs travaux sur Nietzsche, Marx, Husserl,
Heidegger, qui relégaient sa participation au sous-sol des
notules. |
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Il me fut alors
donné de comprendre que le jeu de la « philosophie
» avait partie liée avec le jeu du pouvoir. Je parlerai,
plus tard, d'une réflexion que me fit, un jour de 1968, Maurice
Blanchot, sur la même question. |
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Mais, dès
ce jour, je compris que l'enjeu de la pensée dite « philosophique
» n'était rien moins qu'anodin. La rivalité, la
haine, la passion délirante qui s'emparaient des malheureux
explorateurs de cette terra incognita indiquaient clairement
qu'au bout du voyage, ce n'était pas fatalement la sagesse
qui attendait l'audacieux éclaireur, assez naïf pour entreprendre
la quête et se lancer à la recherche du vrai. Les retombées
de l'aventure étaient incalculables. Sartre, par exemple. |
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Pour en finir
avec ces trois figures d'autorité, et résoudre son problème
existentiel, un moyen tout simple s'offrait à Jean-Paul : devenir
Sartre. Il en portait déjà le prénom. Dès
lors, il ne lui restait plus qu'à investir simultanément
les domaines variés de l'expression littéraire, sous
les formes du roman, du théâtre, de l'essai, de la critique,
et de l'expression philosophique, sous les formes de la sociologie,
de l'histoire, de la politique et de l'épistémologie.
Vaste programme. Mais cette démesure aux apparences boulimiques
était moins l'effet de son désir ou de son libre choix
que le résultat infernal des circonstances pour ainsi dire
objectives de son destin particulier. La psychanalyse existentielle,
inaugurée par Sartre, était à l'époque
l'un des sujets de prédilection de l'enseignement des jeunes
professeurs de Philosophie, aussi bien que le thème obsessionnel
des conversations comme des correspondances, plus libres, qui suivaient
ou précédaient les cours. L'amitié favorisait
le dialogue mais le dialogue mettait en question l'amitié,
lui faisant courir de grands risques dès que l'éclaircissement
de la parole séparait de plus en plus fatalement les points
de vue. Là où Jean-Paul Aron voyait richesse universelle,
Michel Foucault voyait dispersion. Lorsque Jean-Paul exposait ses
projets, développait l'analyse de sa trajectoire et de ses
comportements, parlant de lui comme d'un autre, presque à la
troisième personne, ajoutant aux faits rapportés une
appréciation immédiate, juge et partie d'une même
cause, la sienne, Foucault laissait tomber de l'alambic quelques gouttes
d'un alcool empoisonné : « Il confond l'existence
et le commentaire de l'existence. » Je n'étais pas
plus charitable, suspectant sous la noble ambition le déploiement
pervers de l'arrivisme. Impitoyable temps d'un âge sans pitié.
Celui des enfants. Aux petites phrases cruelles, Jean-Paul répondait
par des lettres de vingt pages, adressées à tous, à
chacun, passionnées, justificatrices, sublimes, délirantes.
Comment répondre ? Nous n'avions pas, et de loin, la courtoisie
attendrie et attendrissante de Cocteau, qui répondait par retour
à un jeune poète lycen : « Ceci n'est
pas une réponse de politesse car je ne serai jamais poli
etc
» Ni la générosité de Char : « Je
suis votre ami, celui de votre uvre. Je forme des vux
doubles : pour elle et pour vous. » Sartre, à qui
Jean-Paul avait écrit, lui fit répondre un mot de remerciement
par son secrétaire : un accusé de réception.
Signe manifeste où apparaît l'homme de pouvoir, et déception
cuisante pour Jean-Paul qui l'avait tant admiré. Michel Foucault
fit mieux : il lui retourna, un jour, une longue, une interminable
missive, en ajoutant seulement quelques mots d'excuses féroces
pour avoir ouvert ce courrier qui, de toute évidence, ne lui
était pas adressé, même si, par erreur sans doute,
son nom était lisible sur l'enveloppe. Suavité analytique
et pur sadisme. L'amour de la sagesse qu'implique le terme même
de Philosophie ne protège ni de la passion, ni de la démesure.
J'y reviendrai. Mais c'est également à cette passion
que se reconnaît un appel authentique, et, grâce à
lui, dévoilé au coeur d'un jeu vrai, le risque démesuré
d'une vie. Je ne parlerai pas ici de la mort. Dans la lumière
de la mémoire, je vois encore l'éclat unique d'irremplaçables
vivants. |
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DE JACQUES BELLEFROID,
« LA DIFFÉRENCE » A PUBLIÉ LA GRAND PORTE
EST OUVERTE À DEUX BATTANTS, LES ÉTOILES FILANTES,
LE RÉEL EST UN CRIME PARFAIT, MONSIEUR BLACK, VOYAGE
DE NOCES, LES FESTINS DE KRONOS ET LE VOLEUR DU TEMPS. |
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