Quelque part, Bernard Frank écrivait qu'il n'était pas un écrivain à gros tirages (c'était avant qu'on ne le hisse sur son grand socle d'indolence), mais que trois mille personnes environ achetaient fidèlement ses livres et que, sa foi, il était satisfait comme ça: trois mille personnes, ça fait quand même un beau village. Citant de mémoire, je cite faux, mais le fond y est. Jacques Bellefroid, que l'on n'a jamais vu au hit-parade des best-sellers de la semaine, doit avoir un public de même sorte: pas de quoi chavirer les foires de l'édition, mais ceux qui le connaissent courent au bruit de son nom chez le libraire et retournent leurs poches. Petit club deviendra grand, on n'y peut rien, la célébrité vient aux écrivains qu'on aime comme les rhumatismes aux pêcheurs de crevettes.
Pourquoi avoir pensé à Frank? Le héros de Voyage de noces s'appelant Franck (avec C: il serait très fâché que l'on oublie le C), pourrait-on croire que l'homonymie a déclenché cette réminiscence pataude? Que non. L'âme ondulante a des hauts et des bas selon le dernier livre qu'elle vient d'ingérer; puisque j'ai juste terminé le roman de Bellefroid, j'ai l'âme au plus haut de sa courbe. Frank et Bellefroid, l'un dans la théorie, et l'autre dans le roman (comme toutes ces choses se ressemblent !), sont champions de la même catégorie, l'art aimable, très XVIIIe, de la digression. Jacques Bellefroid a-t-il pensé au Voyage sentimental en intitulant Voyage de noces cette histoire où il n'y a ni voyage ni noces?
Katia et Franck, qui s'aiment assez pour soliloquer à deux, pour que l'un achève le geste de l'autre, ont vécu dans un appartement en perpétuelle transformation (ne pas se fixer-ne pas se retrouver «en ménage »). Mais lorsque (Katia) eut épuisé les réserves d'énergie et d'imagination qui permettent de faire d'un mur blanc un autre mur blanc, d'une étagère une autre étagère, les deux pigeons décident de partir. Ensemble. Ils vendent tout, meubles, livres et disques, pour trois fois rien, joyeux potlatch de destruction. Dans l'appartement vide, ils donnent une grande fête. Dépensent, ce qui n'était pas prévu, l'argent qu'il leur reste, en une journée somptueuse dans un palace (jour qui leur fut compté pour deux sur la note de l'hôtel, puisque l'heure de midi est celle qui décide, mais ils ne discutèrent pas ce détail, presque heureux de voir se multiplier, même sur les factures, les heures doubles), et prennent un billet pour très loin, on ne sait pas où, avec un chèque en bois. C'est tout.
Fête, vous avez dit fête? On en met, des amis, dans un appartement vide! La fête est une nuit que le jour traverse de part en part, voile blanche du temps qui s'ouvre, elle ramasse les souffles, l'énergie, l'haleine... Et les bouteilles tombent. S'ils boivent tant, les noctambules, c'est qu'ils savent, au mouvement du sol qui tangue sous leurs pieds, qu'ils ne sont plus à terre... Mais que croyez-vous donc? Que les luttes de classes et d'intérêts, enfin démasquées, éclatent au grand jour de la nuit? Que les couples se déchirent? Pas du tout. Nous ne sommes pas dans un film de Losey. Quelques escarmouches, tout au plus. Ce sont des amis. Ils parlent, ils parlent, ils débloquent. L'Américaine est high. Le psychiatre coincé se balade avec un test archiconnu... Mais de ricochet en ricochet, la, fantaisie de Franck et de Katia, ou la prose de Bellefroid c'est pareil, s'emballe jusqu'aux cinq coins du monde. C’est le miroir magique qu'ils ont dans la tête. Et l'ironie. Celle qui désigne, en toute clarté, le premier, le dernier mot des choses et des êtres. II y a des acteurs, on dit-ce n'est pas très original-que s'ils lisaient tout haut le Bottin, on resterait rivés au charme de leur voix. II faudrait trouver une comparaison du même genre pour cette écriture qui n'a pas besoin d'une intrigue pour se soutenir.
D'ailleurs, peut-être y a-t-il un souvenir, un début d'intrigue. On le saura au prochain numéro. Ceux qui avaient lu Les Étoiles filantes en ont repéré les comparses, Hélène l'éteignoir, Pierre le bouffi. Au dernier chapitre, on voit surgir le fantôme de Boris, et qui ne connait pas le précédent roman ne comprend rien à cette apparition mélancolique. Aucune importance: un roman, comme la vie, n'a pas besoin de logique. Expliquer, disait Cocteau, c'est vulgaire. En revanche, Voyage de noces, qui n'a presque pas d'histoire, est un livre complet et dangereux. S'y trouvent, si l'on sait les y voir, un code d'élégance (que faire d'un fer à vapeur? d'une danseuse?); un traité d'économie (dépenser, à tous les coups, plus d'argent que l'on n'en gagne-mais Katia est russe); un lexique pour s'adresser sans ridicule aux chats et aux nuages, et une illustration de l'amour fou; enfin, un manuel de savoir-vivre ou mourir cette vie dont, dès l'école, Franck savait qu’il la dépenserait sans compter, qu'il la ruinerait, qu'il la jouerait chaque fois dans des occasions nouvelles, des risques neufs. Moi aussi, je me l'étais promis. Et vous, qu'en avez-vous fait?
Michèle Bernstein
Jacques Bellefroid. Voyage de noces. La Différence. 197 p. 69F.
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