Vers la fin du livre (et cet ouvrage est si rigoureusement mené que l'on pourrait presque dire: pour conclure sa démonstration), Jacques Bellefroid déclare qu'il a toujours su qu'il était un génie. Voilà qui me rassure et me tire une belle épine de la tête car, au fur et à mesure de ses précédents romans, je commençais moi-même à en avoir le sentiment, à me demander si... le génie, quand même, est une hypothèse si périlleuse que, dans ce domaine, deux opinions valent mieux qu'une... «Je n'étais pas mythomane, écrit-il, il me suffisait de me prendre résolument pour moi. Que ce moi fût affecté de génie était une intuition pour ainsi dire modeste. Je le reconnaissais comme un menuisier décide d'être menuisier ou comme on se reconnaît des dispositions pour les sciences naturelles »... Arrivés là, certains lecteurs de l'article ont déjà décroché, rangeant Jacques Bellefroid dans le placard des grandes gueules enflées et des inspirés postillonnant. Très bien. Ceux qui restent savent qu'on va enfin parler de choses sérieuses.
Le génie, donc, une intuition pour ainsi dire modeste. Attention, il ne s'agit pas de grimper sur son rocher et de se draper dans une pose grandiloquente. Au premier abord, les romans de Jacques Bellefroid paraissent légers et celui-ci ne fait pas exception. De même que les exorcistes affirment que les diables ne se présentent généralement pas dans la splendeur des éclairs et du soufre, mais que des détails plus quotidiens, la griffe entre autres, fût-elle de solide Nylon, donnent l'éveil (et quelle comparaison idiote, quand on sait que le diable est une bête imaginaire, alors que le génie, c'est du solide, il n'y a que ça dans la vie!), ainsi un enfant, un adolescent, peut se découvrir définitivement autre sans déclencher de tonitruants feux d'artifice. Question, comme on disait beaucoup il y a quelque temps, de qualité et non de quantité. Au collège, dans ta cour de récréation, un camarade m'avait dit sur un ton docte : « Plus tard? Tu verras plus tard, tu ne seras plus le même, tu seras comme les autres, comme eux. (...)» J'avais ri. Souvenirs de petite enfance, aventures de collège. Le je qui est et qui n'est pas l'auteur ([…] il y a quelqu'un qui se tait tant que je parle, un spectre que j'entends si je me tais, [...] un autre qui m'autorise à dire, à la lettre, et sans procédé ou artifice d'écriture, que ceci n 'est pas mon histoire, que ce n 'est pas moi qui ai parlé, que ce n 'est jamais moi qui parle (...) découvre très tôt la reprise directe de ce que toujours l'on nous vole: le temps. Il la pratique naturellement, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, par des retards, par des absences. Minuscule mystère, le cache blanc collé par les religieuses sur les images de l'alphabet : c'est le lieu vierge où s'installe celui qui, au sens propre, divague. La puissance du verbe dans le premier graffiti (un gros mot, bien sûr) sur le mur des cabinets. Et un jour, l'illumination : le paysage du tableau est plus vrai que celui que l'on voit par la fenêtre. « Plus tard, quand je serai grand, je voudrais vivre, mais comprends-tu, vivre pour de vrai, c'est-à-dire vrai comme dans les rêves, les images, les livres, les mots, parce que l'allée d'arbres que j'ai vue dans la reproduction du tableau exposé [...] sur le mur du parloir est plus vraie, même si elle n'existe pas, que toutes les allées qui passent devant nos yeux et les mots que j'ai lus comme ceux que j'écrirai sont et seront plus vrais que toutes les paroles dites et entendues.» Fuite dans l'imaginaire? Intuition première, plutôt, et paradoxe auquel nous aimons croire, que cet imaginaire est le raccourci par lequel nous arrivons à la seule vérité tangible. Le ciel s'entrouvre. Ça tombe bien: Dieu avait déjà disparu, un jour de retard à l'école, dans le cadran d'une horloge; et la révolution s'effacera, plus tard, comme le sourire d'un chat. Cette vérité, clé de voûte de tout le discours, l'on y arrive par une ascèse, dont l'énoncé semble tout simple et la pratique demande une force de volonté (et de dégoût) peu commune: le refus des mots d'ordre et des bonheurs vulgaires. Ainsi passe-t-on des anecdotes les plus souriantes, les plus tendres (la mort du Préfet par écartèlement, la mort de tante Gabrielle par le silence...) et des déceptions les plus prévisibles (jeune poète, il est reçu par l'aréopage de la NRF, Paulhan en tête : il avait vu, de près, l'incarnation de la littérature: mieux valait renoncer. C'était pire que l'université, pire que les jésuites: c'était à la fois à Versailles et l'Eglise...), ainsi passe-t-on, donc, aux sujets les plus graves, telle la liberté que nous croyons avoir et que nous ne connaissons même pas et la censure que nous ne voyons même plus, tant elle remplit tout l'espace.
II va sans dire que l'on ne souhaite à Jacques Bellefroid ni la meilleure vente de la semaine, ni la gloire des prix littéraires. Il aura, en quantité nécessaire et suffisante, un certain nombre de lecteurs transpercés.
Jacques Bellefroid. Le Voleur de temps. La Différence, 245pages, 79F
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