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LIBERATION
Le jeu sans la règle
 
Critique de livre : Michèle Bernstein, Libération (Le réel est un crime parfait M. Black)
 

« L'Angleterre, étant la patrie du brouillard et de l'idéalisme absolu, s'imposait comme décor, mais nous sommes prévenus que M. Black, en tous lieux et en tous temps, éprouve un certain penchant à remettre en cause sa propre existence. »

 

    II est d'usage généralement établi et de confort attendu que l'auteur d'une labyrinthique intrigue policière vous prenne par la main pour vous en sortir : ainsi que le joueur de cache-cache, aveuglé, étourdi, sait qu'une fois le bandeau enlevé, il se retrouvera sur l'originelle pelouse, au milieu du même cercle d'amis essoufflés, le lecteur se prépare au dernier chapitre à voir se nouer de plus ou moins gros bouts de ficelle qui lui tiendront lieu de fils d'Ariane. Souvent, on n'en demande pas trop. Le deus ex-machina règne, l'à-peu-près domine, on s'en fiche: la complicité lecteur-auteur élaborée au long de deux ou trois cents pages n'exige pas, pour s'achever sur un au revoir gracieux, d'explications irréfutables. Quelques prétextes bien tournés suffisent. Ici, point. Le réel est un crime parfait, monsieur Black se termine comme paraît-il tout crime parfait est censé le faire, dans l'obscurité absolue. Pas vu, pas pris. Pourtant la quatrième de couverture annonce que l'enquête aboutit finalement à deux constats : tout homme est homme de trop, le réel est un crime parfait... Avouons-le, voilà deux constats que je n'ai pas trouvés dans le texte. Et M. Black, le héros? La dernière phrase du livre ne dit-elle pas que la perspective (...) ne se présentait pas d'une manière claire à son esprit et (...) qu'il acquiesça plutôt par politesse qu'en toute connaissance de cause ? Si abrupte, cette fin, j'ai cru un moment que peut-être la dernière page avait sauté. Mais non. L'ouvrage étant broché cousu (comme tous les bons livres devraient l'être), il est facile de vérifier que le point final est finalement à sa place. Seule certitude que ce roman délicieux, fantastique, accordera au détective amateur. En quatre jours, du vendredi au lundi, M. Black, héros français (comme son nom ne l'indique pas) , joueur d'échecs et auteur de romans policiers, voyageur et solitaire, décollera du réel dans une Angleterre de r êve. L'Angleterre, étant la patrie du brouillard et de l'idéalisme absolu, s'imposait comme décor, mais nous sommes prévenus que M. Black, en tous lieux et en tous temps, éprouve un certain penchant à remettre en cause sa propre existence. A Rome, par exemple, il avait découvert que dans la foule, il pouvait passer inaperçu. Si je n'étais pas là, s'était-il dit, tout serait à peu près pareil. Donc, je suis aussi absent. Cette dernière considération l'avait moins surpris que comblé. Aussi M. Black ne fera guère de difficultés pour se couler dans l'absurde. Un excentrique, à la table d'un restaurant indien, lui affirme avoir trouvé le secret du bonheur. C'est assez pour faire chavirer une vie. M. Black s'entend dire des mots qu'il n'a point prononcés, se voit faire des gestes qu'il n'a pas dirigés. Ouvre - sans y être autorisé - la porte de son hôtel anglais à trois inconnus, c'est-à-dire à l'Inconnu. Tous les personnages fantasmatiques de rigueur se retrouvent autour de cet hôtel britannique : une logeuse qui s'assimile à la Reine, un barman omniscient en criminologie, un Chinois bien sûr et un prince, une belle jeune fille, l'amour même... Qui se réunissent pour une mystérieuse partie de bridge chez deux Anglais typiques de la classe bridgeuse (si les escaliers possèdent des garde-fous, la conversation des Evans était un escalier très protégé qui ne menait nulle part, mais d'où l'on ne risquait plus de tomber dans le vide : on y était) ; beaucoup trop normaux, ces Anglais, pour être innocents : y a-t-il vraiment du poison dans le breakfast tea ? Et surtout quel complot ?

Chaque matin M. Black se lève solide et les pieds sur terre. Chaque jour il retombe dans un rêve qui prend naturellement la suite de l'illusion précédente, suivant le schéma que nous avons tous expérimenté des réveils en cascade. Catalogue onirique: par amnésie, ubiquité, fausses reconnaissances. M. Black se perd dans un paysage de carte postale (comme il en existe tant dans la campagne anglaise) et se demande s'il ne roule pas le long d'un gigantesque faux-semblant. M. Black s'envole avec un cerf-volant. Il lui semblait que tout cela devait bien signifier quelque chose, et qu'avec un peu de patience il en découvrirait certainement le sens un jour ou l'autre...

Le rêve est un chaud cocon pour des culpabilités imprécises : le grand procès de M. Black, tohu-bohu qui évoque Alice au pays des merveilles plutôt que Kafka, ne tournera pas au cauchemar. L'accusé s'esquivera en dormant. Prenez votre loupe, commissaire, qu'apportez-vous au dossier? Un écrivain qui, comme son héros, est la proie d'une vérité jubilante d'angoisse ? Le passage subreptice de quelques étrangers, un Breton (Comprenez-vous, Géorgie, que les contraires copulent?), un Cocteau (J'ai senti la morsure. La morsure de la mort sûre...)? Mais de cadavre, vous n'en découvrirez point. Car le crime parfait, Votre Honneur, le crime était bel et bien une évasion, voyez-vous.

 

Michèle Bernstein, Libération.

Jacques Bellefroid. Le Réel est un crime parfait, Monsieur Black. La Différence. 282 pp., 76 francs.



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