Dans le texte intitulé « Guia Roji », publié ici même, dans cette revue, Vilma Fuentes a évoqué les noms des rues, des boulevards, des grandes places ou des petites impasses de la métropole, Mexico D.F., attribués à des personnages historiques, présidents, artistes, militaires, écrivains, politiciens, fameux ou inconnus, et la lecture de cette abondante nomenclature soulève une interrogation qui laisse rêveur.
En France, à Paris, un phénomène du même genre s'est développé au cours des siècles. Aujourd'hui, deux conditions sont nécessaires, et parfois suffisantes, pour satisfaire certains appétits de notoriété. La manière la plus sûre d'établir la preuve matérielle de votre propre existence est de répondre à deux exigences : avoir votre nom dans le dictionnaire, ou bien avoir votre nom inscrit sur la plaque d'identification d'une rue. Si vous n'êtes inscrit que dans l'annuaire téléphonique, cela ne prouve pas que vous existiez : cela prouve seulement que vous avez le téléphone, comme quelques millions d'individus anonymes, et qu'on peut donc vous déranger à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, par l'effet d'une sonnerie intempestive. Au contraire de la rue ou du dictionnaire, les personnes les plus considérées sont celles qui ne sont pas dans l'annuaire téléphonique, c'est-à-dire celles qui ont pris la précaution de protéger leur tranquillité en se plaçant sur la liste rouge.
Etre ou ne pas être, telle est la question. Je veux dire : être dans le dictionnaire, ne pas être dans l'annuaire, avoir une rue à son nom, un boulevard, une grande place. Graves problèmes, question sérieuse, concrète, mais légèrement différente de l'interrogation existentielle d'Hamlet, qui risquerait aujourd'hui de paraître fumeuse aux yeux de nos contemporains trop réalistes pour se soucier d'incertitude métaphysique.
Descartes écrit : Cogito, ergo sum. Je pense, donc je suis. Traduction moderne et contemporaine : Je suis dans le dictionnaire, j'ai une rue à mon nom, donc je suis. Les progrès de la technique ont ajouté une nouvelle preuve à cette quête d'existence : « On m'a vu à la télévision, je suis passé dans une émission, mes voisins me reconnaissent dans mon quartier, je commence à accéder au statut d'être existant. »
Ce désir d'être, on peut en rire ou en pleurer, manifeste pourtant le signe le plus humain de l'angoisse d'exister, éphémère, poussière parmi les poussières, goutte minuscule dans l'infini, dépositaire provisoire d'une infime parcelle du destin périssable de l'espèce, destin peu différent de celui du papillon, car quelques jours ou quelques années de plus à vivre ne font pas une grande différence au regard de l'éternité de l'univers.
Tandis qu'au regard du temps limité d'une biographie, avoir son propre nom attribué à une rue, marque une différence appréciable, et appréciée de son heureux bénéficiaire. On comprend mieux, dès lors, l'acharnement mis par certains à obtenir ce privilège. Cela peut même devenir le prétexte à des intrigues, des disputes, des polémiques, quand ce n'est pas la cause et le résultat d'une guerre ou d'une révolution.
Regardons par exemple les changements du nom d'une ville très célèbre : Istanbul aujourd'hui, Constantinople hier, Byzance avant-hier. Et demain ? Cela dépendra de la prochaine guerre ou révolution à venir. Plus récemment : Saint Petersbourg, qui devint Leningrad, avant de redevenir la ville de Pierre le Grand, Saint Petersbourg. Les mouvements de l'histoire sont parfois comme ceux des marées : ils peuvent connaître le flux et le reflux.
A un niveau moins historique, l'appellation d'une simple rue peut donner une information précise sur l'orientation politique de la municipalité qui dirige (provisoirement) la ville où l'on se trouve. Si nous lisons : « Rue Gagarine » dans telle agglomération de la banlieue parisienne, certes nous pouvons nous émouvoir de cet hommage rendu au premier cosmonaute, mais nous apprenons surtout qu'aux élections municipales les candidats du parti communiste l'ont emporté sur leurs adversaires. C'est là une information aussi claire que celle du journal officiel. Si le pouvoir municipal change, la gloire urbaine du cosmonaute court un risque encore plus grave que celui qu'il a couru en naviguant dans le ciel. Sic transit gloria mundi. Les batailles politiques vont aussi vite que les batailles médiatiques : star aujourd'hui, oublié demain, ou, pour emprunter le délicieux langage si modérément métaphorique, quasiment poétique, des polémistes staliniens : « rejeté dans les poubelles de l'histoire ».
Rares sont, en France, les personnages qui purent connaître de leur vivant la gloire de voir leur nom inscrit au fronton des édifices ou des rues. Mieux vaut être mort pour survivre dans la résurrection et connaître l'apothéose d'une telle nomination. En principe, être passé de vie à trépas est la condition exigée. Charles de Gaulle représente une exception. A la libération, après les années d'occupation, toutes les villes de France se disputèrent l'honneur d'attribuer son nom à leur meilleur boulevard. Il n'était pourtant pas mort, il était seulement panthéonisé et il l'était de son vivant. Même Napoléon du attendre plus longtemps. Victor Hugo aussi. Mais il semblerait que, dans le monde moderne, ce monde où Dieu est mort, le sentiment de l'éternité se soit amoindri et qu'en conséquence, nos contemporains soient devenus des gens pressés. Vite, inscrivez mon nom, qui sait si demain quelqu'un se souviendra encore de moi. Et, s'il vous plaît, n'inscrivez pas mon nom sur une impasse, une ruelle, il me faut au moins un boulevard, et, s'il se peut la plus grande artère, la plus célèbre place, de la métropole, car la gloire se mesure aussi au chiffre réel et quantifiable de l'espace occupé. Il ne s'agit pas d'avoir son nom sur une plaque d'égout. Cette dispute fut celle des héritiers du général. Ils exigèrent la place de l'Etoile, celle de l'arc de triomphe, pour le libérateur de la patrie. Rien de moins. C'était à prendre ou à laisser, dans la plus pure fidélité au caractère du général de Gaulle qui n'avait pas pour habitude de négocier des compromis ni d'accepter des demies mesures. Ceux qui redoutaient les excès de la mégalomanie des héritiers trop zélés, s'opposèrent à cette volonté, mais ils n'obtinrent précisément qu'un compromis : la place s'appelle donc aujourd'hui « Place de l'Etoile Charles de Gaulle ». Cela permet une sorte de synthèse typiquement française, un peu comme la cohabitation en matière de gouvernement. Un président de droite avec un premier ministre de gauche, pour essayer de contenter tout le monde, c'est-à-dire de ne satisfaire personne. Ainsi va l'illusion œcuménique des conciliations, cette noble utopie idéaliste inscrite dans le mot de « Fraternité » gravé après ceux de « Liberté, Egalité » dans la devise de la République.
La même chose s'est produite avec François Mitterrand. Ce président avait une âme d'architecte et d'urbaniste. Il avait aussi un cœur orgueilleux. Une bonne manière de laisser une trace dans l'histoire est d'entreprendre de grands travaux d'architecture. La rénovation du Louvre, l'Opéra Bastille, d'autres monuments du Paris d'aujourd'hui sont nés de la volonté de François Mitterrand. Parmi ceux-ci, l'un des plus célèbres est la nouvelle Bibliothèque Nationale. Son appellation fut la cause d'une querelle éminemment gauloise, très caractéristique du tempérament de ces gaulois querelleurs que Jules César n'eut pas trop de mal à vaincre à cause de leurs divisions. La querelle dure encore, car, si le nom officiel est bien « Bibliothèque François Mitterrand », de nombreux parisiens, ignorant résolument ce nom qu'ils estiment injustifié, voire usurpé, ne l'appellent jamais que « Bibliothèque Nationale » ou « Bibliothèque Tolbiac » en référence au lieu de la ville où elle est située.
Le cas de Napoléon est singulier. A Paris, il n'y a pas de rue qui porte son nom. En revanche, il existe bien une rue Bonaparte, très belle artère qui part du jardin du Luxembourg, traverse la place Saint Germain des prés, et rejoint la Seine au quai Malaquais. Il existe aussi la riche rue de Rivoli, qui déroule ses arcades de la place du Palais Royal à la place de la Concorde, en longeant le jardin des Tuileries. Il existe la gare d'Austerlitz et le pont d'Iéna. Bref, comment mieux signifier que la ville de Paris, et peut-être le peuple de France, célèbre volontiers le jeune général victorieux, Bonaparte, rappelle avec fierté le nom de ses plus grandes batailles, mais qu'elle préfère laisser l'empereur, toujours controversé, dormir dans son tombeau des Invalides.
Faut-il en rire ou en pleurer ? Ni l'un, ni l'autre, peut-être. Force est de reconnaître que les noms des rues, et parfois des villes, fait aussi partie du paysage urbain et qu'ils constituent à leur manière une part importante de la cultura urbana . Ils sont un élément significatif de cette culture, ils participent profondément de l'urbanisme. Au-delà des combats politiques, ou des vanités trop humaines, ils ajoutent du sens à l'architecture des pierres muettes. Ils permettent le retour des mots dans le jeu de la construction des artères et des édifices. Parfois, ils sont si intimement liés au site qu'ils en sont devenus inséparables. Le Boul'Mich', les Champs, Pigalle, la Maub', la Mouff' ce sont des noms familiers, des diminutifs affectueux et tendres, par lesquels les vrais amoureux de Paris appellent les lieux favoris de leur ville bien-aimée. Ce sont des signes de connivence et d'amour, et c'est pourquoi il me semble préférable d'éviter de baptiser trop vite une rue du nom d'un personnage contemporain. Je préférerai toujours entendre dire « Rue de la grande truanderie », (petite ruelle dont le seul nom peut faire frémir) « Rue Git-le cœur », (étroit passage qui rappelle à la fois le moyen âge et un célèbre chef de cuisine) « Rue des Trois portes », (qui indique sans détour qu'il ne s'agit pas d'un boulevard encombré) « Passage de l'hirondelle », (où l'on rêve de voir passer l'oiseau qui annonce le printemps) plutôt que d'entendre l'énumération de noms d'individus qu'on aurait sans doute mieux fait de laisser dans l'obscurité, le repos du silence éternel, et la tranquillité de l'oubli, au lieu de permettre à leurs noms d'envahir l'espace urbain. Il est intéressant d'observer que les noms les plus signifiants ou poétiques sont réservés aux ruelles les plus obscures et que les grandes artères sont pour ainsi dire monopolisées par les hommes d'état. Les détenteurs du pouvoir ne cèdent pas aisément la place. Et pourtant, c'est l'appellation « Passage de l'hirondelle » qui peut faire rêver, tandis qu'il est bien difficile d'imaginer un promeneur saisi soudain d'une transe poétique en lisant la plaque d'identification « René Viviani » apposée sur un charmant petit square où fleurit encore chaque année le plus vieil arbre de Paris, un robinier, faux acacia qui a plus de quatre cent ans. Le nom de ce politicien est aujourd'hui si bien oublié que les parisiens n'appellent jamais ce petit jardin que « Square Saint Julien le Pauvre » en référence à la modeste église qui s'y trouve et où la tradition rapporte que Dante est venu prier. C'est que le peuple, les habitants, n'obéissent pas toujours aux décisions administratives. Une commission de bureaucrates peut vouloir imposer un nom, la volonté populaire ne se soumet pas volontiers à la directive, elle résiste, et ne veut connaître que le nom consacré par des siècles d'usage.
Le nom des rues est un acte de mémoire. Une ville, ce n'est pas seulement une concentration d'artères où circulent des automobiles et des passants pressés, c'est un lieu vivant, où des générations successives ont tissé la tapisserie d'une longue histoire. Le passé reste présent dans les édifices et les monuments érigés au cours des siècles, il est aussi présent dans la nomination des rues où l'on a le privilège provisoire de pouvoir marcher. Une tradition bien parisienne ajoute encore au nom des rues de nombreuses inscriptions gravées sur des plaques de marbre posées sur les façades : « Ici vécut Victor Hugo… » « Dans ce café, le Procope, se réunirent Voltaire et les philosophes qui précédèrent la Révolution… » et ainsi, toute la ville déroule, page après page, rue après rue, le livre de son histoire. On peut lire un texte, en déambulant au hasard du labyrinthe des rues. La cultura urbana , la culture urbaine, ne vit pas seulement dans les pierres, elle développe aussi son paysage dans le choix des mots et le rappel des noms.
Jacques Bellefroid
Mexico, samedi 10 juin 2006
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