![]() |
|
|
|
|
|
![]() |
|
JACQUES BELLEFROID |
![]() |
![]() |
|
1
Pierre Soulages, ce matin, au marché de la place Maubert. Nous restons plus d'une heure ensemble, debout, près de l'étalage du marchand de fleurs, au soleil frais de ce matin d'avril. Nous parlons. Lui, souriant, répond d'abord à ma remarque sur son absence de Paris ces derniers mois : - Vous étiez dans le Sud ? - Non, j'étais à l'hôpital. - A l'hôpital ? - J'ai bien failli y rester. Une suite d'erreurs, à Sète, où l'on m'avait dit qu'il s'agissait d'une petite intervention, l'affaire d'un jour ou deux, bref, j'en ai eu pour des mois, mais à Montpellier, où ils m'ont sauvé. J'ai quand même bien failli y rester. Une opération sous anesthésie générale qui a duré six heures et cinq minutes. - Si vous en êtes réchappé, c'est sans aucun doute que vous devez être une force de la nature, puisque c'est ainsi qu'on appelle ceux que les médecins ne parviennent pas à tuer. - Ah ! Peut-être. - Joseph Delteil parle quelque part de vous comme d'un arbre. C'était assez bien vu.
2
Un arbre. Près de la place Maubert, j'aime rendre souvent une petite visite amicale et très respectueuse au plus vieil arbre de Paris. C'est un robinier. On dit aussi faux-acacia. Il a été planté, dans le square de Saint Julien le Pauvre, il y a plus de quatre siècles, mais il fleurit encore à chaque nouveau printemps. Au jardin des plantes, qui mérite bien le détour (comme dit le guide Michelin des meilleures tables de France, les trois étoiles), on peut voir des platanes sur le tronc desquels un écriteau porte la mention : « arbre historique » ou « planté par Buffon en 1785 ». Les racines du « platane historique » sont énormes et bouleversent le sol où elles s'enfoncent comme des tentacules, presque égales aux fortes branches de ce même arbre qui se déploient là-haut dans le ciel où tremble la feuille. La tête dans les nuages et les pieds sur la terre, c'est un arbre. C'est aussi ce qu'il serait possible de dire, à bien le regarder quand il passe, de la haute stature de Pierre Soulages. Ou des expansions de sa peinture. La tête dans les nuages et les pieds sur la terre.
3
Et qu'en est-il, maintenant, du noir ? Qu'en est-il de cette couleur noire à laquelle tant de gens résument l'œuvre de Soulages. On entend dire : « Soulages ? Ah, oui, je connais, je vois de qui vous parlez, les toiles noires, n'est-ce pas ? » Et tout est dit. Dès lors qu'un mot a été posé comme un couvercle sur la chose, il est inutile de poursuivre, elle est enfermée pour longtemps, mise en tutelle, internée en quelque sorte. L'affaire est entendue. Le débat est clos. Passons au suivant. « Que pensez-vous des hyperréalistes, ma chère ? Et le pop'art ? Ah, vous êtes folle de Buren, moi aussi, j'en ai commandé pour mon jardin. Vous êtes allé à l'exposition des bouteilles de Machin ? Non, vous préférez les tire-bouchons aux bouteilles, canaille, parce que votre vice est de boire, avouez-le. Moi, boire ? Que de l'eau, cher ami. Alors, faites des aquarelles. Et le minimal art ? Les surréalistes ? Le cubisme, les body art, les installations, les constructions, la déconstruction, les emballages, la miniature, les gouaches instantanées sur le sable, vous connaissez ? Oui, oui, oui, oui. Non, non, non, non. Comment c'était New York ? J'y vais demain. Truc divorce, vous le saviez ? Bah ! Vous n'aimez décidément que Vermeer de Delft. Pourquoi n'achetez-vous pas une maison en Hollande ? Vous n'aimez pas les tulipes. Tant pis. » Il faut s'attendre à déguster ce genre de petits fours lorsqu'on s'aventure par mégarde un soir de vernissage dans une galerie bourrée d'experts, de marchands, d'amateurs, de journalistes, et de pique assiettes, tous, tous, tous, le dos résolument tourné aux peintures accrochées aux murs pour ne courir aucun danger ; en voir une seule risquerait de nuire à leur babil, puisqu'ils sont là pour parler, ce qui est plus aisé à faire quand on s'abstient de regarder.
4
Mais la couleur noire a été nommée. Il est temps d'y revenir. Et d'abord, existe-t-il une couleur noire ? Et, si une telle couleur existait, de quelle couleur serait-elle ? Elle serait peut-être, la couleur noire, d'abord l'absence de tout coloris. Une couleur sans coloris, donc. Mais encore ? Qu'en est-il de cette absence, de l'effacement, de la disparition de ces petites lueurs vivaces qui rassurent si bien le regard de l'homme qui marche plus ou moins au hasard à la surface de la terre et s'oriente comme il le peut avec les innombrables repères lumineux disséminés partout. Dans l'infini du ciel, la nuit, la vibration du scintillement des étoiles donne à notre présence éphémère ici-bas le réconfort d'une multitude de signes qui semblent nous laisser moins seul. Les étoiles, même filantes, nous accompagnent ; leur silence éternel parle aux quelques minutes de notre existence. Dans l'étendue des océans, le navigateur aperçoit ça et là ce que les marins appellent un amer, c'est-à-dire le point grâce auquel il pourra déterminer où il se trouve, latitude, longitude, termes confortables et si rassurants, qui l'installeront à un endroit précis d'où il peut continuer sa route et poursuivre le but encore éloigné de cette errance plus ou moins vagabonde qui constitue sa traversée. Qu'en est-il, maintenant, si les lueurs, les repères, deviennent invisibles ? Quel vertige surprend alors celui qui tout autour de lui ne perçoit que du noir ? Il est comme s'il était aveugle. A la manière de ce roi Œdipe dont parle la tragédie, ses yeux ne voient plus la lumière du jour. Que voient-ils ? Ce que nous pouvons voir si nous fermons les yeux. Aucune lueur, aucun repère, mais, bien au-delà de ces petits réconforts quotidiens, c'est la lumière elle-même qui peut naître, la lumière qui brûle à ce moment de son invincible éclat nocturne, la lumière qui répand peu à peu la flamme de son incendie noir. La lumière. Celle qui n'est ni la lueur, ni la lampe, ni l'électricité, ni même le soleil, ni aucun repère visible à la surface des choses, car elle est d'abord et en dernier lieu cosa mentale, chose mentale, ainsi que dit Leonard en parlant de la peinture. Œdipe voit si bien cela qu'il le dit en deux mots : « O phos aphengès » « O lumière sans lumière ». L'omega exclamatif ouvre la voie à l'alpha privatif, placé devant le même mot répété : phos , lumière. « Le roi Œdipe a un œil de trop, peut-être » dit Holderlin. C'est avec cet œil qu'il faut peindre. * Qu'est-ce donc que la lumière ? Certainement pas l'éclairage si joyeux qui illumine les rues et les sapins de Noël, pas plus que la lampe allumée de l'insomniaque, ni l'éblouissement du soleil de midi, ni l'orgie chromatique de l'astre du jour lorsqu'il se complaît à vider tous ses tubes de couleur au moment de son royal coucher. Ce serait plutôt, s'il fallait accepter une image concrète pour montrer un phénomène essentiellement immatériel puisqu'il s'agit d'une chose mentale, ce serait plutôt la raie du jour qui passe entre les épais rideaux fermés à l'heure où elle trace, dans la chambre plongée dans le noir, le trait rectiligne de son implacable feu. Bref, ce serait une toile de Pierre Soulages. Le maître n'a pratiquement jamais peint autre chose de toute sa vie de peintre : la lumière. La naissance et la matière de la lumière. Et c'est pourquoi il aime le noir d'un amour vrai, car il sait, il a vu, que la couleur noire était en quelque sorte la vraie génitrice de son contraire absolu, non le blanc, mais autre chose qu'elle-même dont elle est l'accoucheuse, cette chose qui pourrait être perçue comme la plus claire, la plus limpide et finalement la plus blanche, le mot est acceptable, la plus opaque et la plus transparente de toutes les couleurs. Non, ceci n'est pas un paradoxe. Ce n'est que l'expression de la structure anti-phanique des êtres et des choses. Il faut bien que les mots tentent parfois de le dire, pour autant qu'à force de patience et de modestie, le verbe, ce petit pécule de notre pauvre vocabulaire, parvienne jusqu'à la hauteur si muette des choses peintes.
5
Anti-phanique, donc. Qu'est que cela peut bien vouloir dire : anti-phanie ? Ou, comme disent les jeunes gens dans un langage très pur et plutôt philosophique : « Késaco, çà, l'anti-phanie ? » Puisque le mot n'existe pas, il m'a bien fallu le forger. Le mot n'existe pas, c'est sûr, mais la chose existe, cela est encore plus sûr. Soulages, ça lui arrive parfois de forger une matière ou une teinte pour faire naître sur sa toile ce qu'il sait qui existe mais que les moyens déjà fabriqués, les tubes de couleur ou les boites de pigments existants, ne peuvent suffire pour dévoiler. Le peintre veut simplement faire apparaître ce qui existe, c'est son travail et son métier, il cherche à montrer cela, le donner à voir, le rendre visible, et il peut très bien arriver qu'il doive recourir à des moyens inédits Je prends la permission de faire comme lui : je forge un mot qui n'existe pas pour sortir de l'ombre une pensée qui rode pourtant depuis si longtemps dans l'esprit des animaux humains. Chacun connaît le mot d'épiphanie. Il désigne - magique, stupéfiant, improbable, miraculeux - le phénomène merveilleux entre tous, celui de l'apparition. Apparaître, mieux encore que naître, c'est venir au monde et être reconnu. Exister, c'est apparaître. Chacun entend très bien toute la différence de ce verbe, apparaître, avec celui de « paraître ». Si les apparences sont trompeuses, elles ne trompent que l'œil de ceux qui ne voient rien. L'épiphanie ouvre donc d'un mot le phénomène le plus troublant de l'existence : le passage sur cette terre de cet être provisoire, un humain. Mais l'épiphanie indique plus précisément l'instant de lumière de l'existence : l'apparition soudaine du plus authentique de la vie. Il existe, il est là, il m'est apparu, je l'ai vu. Qu'ai-je vu ? Un visage, l'aube à son lever, quelques pétales, l'aile ouverte d'un long oiseau qui plane, le sourire de mon enfant, la colère du guerrier, enfin, l'un quelconque des signes clairs de l'existence que les richesses de la vie distribuent à profusion. Il suffit d'ouvrir les yeux. Ou de les fermer. Que se passe-t-il dans la seconde où j'ouvre et où je ferme les yeux. J'accomplis les deux actes contradictoires d'un même geste, reliés l'un à l'autre par un organe unique, la vue. Dans cette sorte de contradiction, c'est un peu comme si une chose et son contraire survenaient presque simultanément. Phénomène courant, que les enfants connaissent peut-être mieux que les adultes, et que n'ignorent certainement pas certains animaux à l'intelligence parfois si vive que l'on dit alors d'eux qu'il ne leur manque que la parole. Mais cette parole nous manque aussi, le mot n'existe pas. J'ai donc forgé : « anti-phanie ». Anti veut dire : contre, à l'opposé, en face, de l'autre coté. L'usage a surtout gardé le sens le moins intéressant : contre. Aujourd'hui comme hier, il y a des « antis » toutes sortes de choses : le tabac, le capital, les moustiques, la peinture moderne, le chant, les épinards. Laissons les militants militer. Retenons plutôt le sens premier du préfixe : en face, à l'opposé, de l'autre coté. Ainsi la ville d'Antibes désigne à l'origine : la ville d'en face, celle qui est à l'opposé, de l'autre coté de la mer. Inutile de revenir sur le mot « phanie », (on doit quand même deviner qu'il ne s'agit pas de Fanny). Phanie vient d'un verbe grec encore présent dans bien des mots (phénomène etc.) qui signifie : « briller » « paraître ». Anti-phanie pourrait donc vouloir dire : apparaître et en même temps se dévoiler comme contraire de ce qui apparaît. La couleur noire des toiles de Pierre Soulages est le surgissement d'une clarté lumineuse qui semble être le contraire d'elle-même dans le mouvement de ce qui apparaît. Par le travail du peintre, son énergie, la patience de son idée fixe, le noir répand, malgré tout et malgré les plus flagrantes apparences, le sang noir déverse sur la toile une lumière si vive, une clarté, un éclat si fulgurant qu'il en devient plus proche du blanc total que de n'importe quel autre couleur ou coloris. Une couleur d'orage, quand un éclair zèbre d'une strie éblouissante le ciel obscur. Gérard de Nerval parlait du « soleil noir ». Il avait vu la chose et il avait pensé la pensée de la chose dans la sobre ivresse mentale de son génie tourmenté. Ce sont ses derniers mots, avant de passer, pour toujours, de l'autre coté. Je les ai plusieurs fois répétés à Pierre Soulages. Nerval avait écrit : « la nuit sera blanche et noire. » « la nuit sera blanche et noire. » Derniers mots, ultima verba, écrits par Gérard avant un départ sans retour. Il me semble, et le travail de Pierre Soulages m'y incite, avoir le droit d'entendre ces mots, tracés par un homme, un poète vrai, qui ne s'est guère trompé durant sa vie, et ne pouvait plus s'égarer au moment de sa mort, que Gérard de Nerval nous murmure : la nuit sera blanche et, cette fois, elle atteindra le sommet indépassable de la blancheur car je la pousserai jusqu'à la dernière extrémité de sa nature : le noir. L'œil en alerte, l'esprit endurant, peuvent parfois percevoir cela.
6
C'est à la surface des choses, car une toile peinte est d'abord une surface plane, que peut apparaître ce qui remonte de leur propre profondeur, surgissement qui est nécessairement autre que l'apparence superficielle, sinon son contraire absolu. Oui, cela est vrai, il y a risque de perdre la raison lorsque l'on se surprend à penser cela. Mais, d'une part, la peinture comme la poésie, ouvre les portes d'un au-delà de la raison ; d'autre part, Pascal : « L'homme est nécessairement fou » Entendez nécessairement dans l'acception que cet adverbe prend dans le système des mathématiques, Pascal étant d'abord un mathématicien. Quitte à surprendre, ne résistons pas à compléter la pensée de Pascal par celle d'un autre qui ne passe pas pour le plus qualifié des spécialistes de l'art moderne. « C'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle touchant l'éclat de notre nature. » Ombres épaisses lumière l'éclat mais nous avons là une description assez précise d'un tableau de Pierre Soulages ! La phrase est cependant de Jacques Bénigne Bossuet. L'aigle de Meaux, la réputation en est établie, avait un œil d'aigle. Il pouvait peut-être regarder le soleil sans devenir aveugle, il pouvait saisir, comprendre, et dire brièvement que le plus vif éclat de la lumière naît des ombres épaisses.
7
Ce matin, Vilma et moi, nous avons acheté des céteaux à la poissonnière du marché de la place Maubert. Ce sont de toutes petites soles, à peine plus grandes que ces poissons destinés ordinairement à la friture. La jeune femme qui tient l'échoppe avec son mari m'explique qu'il faut seulement les sécher, les rouler dans la farine, les jeter dans l'huile bouillante, bref, qu'il s'agit en effet de petites soles délicieuses en friture. « Profitez-en ! Bientôt la pêche en sera interdite. » L'avertissement était franc, aucune prostitution commerciale ne l'accompagnait. Il existe encore, sur les marchés, des marchandes animées seulement par la fierté qu'elles tirent du produit qu'elles proposent. Il faut parfois leur obéir. Surtout quand leur sourire et l'éclat de leurs yeux illuminent leur sombre visage d'une vive lumière. Elles sont aussi, à leur manière, des portraits tels que pourrait les peindre Pierre Soulages qui ne peint pas de portraits. Il montre seulement que la lumière naît de son contraire. Tout espèce de portrait ne pourra jamais ignorer cette loi. Le reste n'est que circonstance.
8
Sur la gigantesque toile, le tableau, Soulages peint une montée au jour dans un geste calme d'extinction des feux. Un drame s'est joué pour qu'elle apparaisse, la lumière, un soleil s'est éteint et pourtant nulle trace de ces sanglants couchers qui émeuvent les âmes sensibles. Est-ce alors l'encre de la nuit qui s'est peu à peu propagée jusqu'à soumettre à son invasion la totalité des espaces ? Répandue au cœur des choses la matière peinte a envahi la toile entière et vibre maintenant un peu comme la pulsation d'un cœur vif qui sortirait des entrailles où il était jusqu'alors resté abrité. Mais ici, pas la moindre goutte de sang. On entend presque un battement, on ressent une vibration, on tremble d'apercevoir peu à peu le développement d'une naissance : la scintillation de la nuit et du jour confondus dans un crépuscule qui étreint l'âme et le cœur jusqu'au plus haut degré de l'émotion. Car, il est temps de le dire, cette peinture qu'on appelle « abstraite », peut parfois nous porter au comble de l'émotion. Il y a quelque chose qui respire et qui vit dans la grande surface plane peinte par Pierre Soulages, et ce souffle, cette vibration atteint l'esprit comme le cœur de celui qui regarde.
9
Ce n'est pas la naissance de la terre et des étoiles qui font la création du monde, c'est l'apparition de la lumière qui marque cette création. Fiat Lux. Parole inaugurale, accouchement verbal, deux mots, qui décident une fois pour toutes que l'être des choses, illuminées d'un seul coup, a commencé par l'émission de la lumière. Dans un bain de rayonnements, le monde est né. Baptême étrange qui porte au front le signe énigmatique d'une présence lumineuse, un éclair, la scintillation d'une étincelle, le minuscule iris qui brille au cœur de la pupille et lance au monde le premier signe vrai d'intelligence. Travaillez tant que vous avez la lumière, répète Marcel Proust après la Bible. Lui, si sensible à la première raie du jour qui perce les ténèbres de la chambre où il ne parvenait pas à dormir, aura obéi du mieux possible à cet impératif : Travaillez ! Comme il avait obéi à l'ordre, on lui fit la réputation d'un paresseux. Oisif dandy snob, il ne pouvait rien produire de bien intéressant pour les graves esprits de son époque, les Paul Bourget et autres Maurice Barrès. Il est pourtant l'un des rares écrivains qui ait écrit avec passion des pages sur l'émotion ressentie devant une peinture chargée de sens. Elstir, qu'il a créé, reste un des meilleurs portraits de peintre de la littérature française. Le créateur de La recherche du Temps perdu, cet étrange oisif, cet amateur de salons mondains, ce salonard, aura accompli durant des années, reclus dans sa chambre comme un moine dans sa cellule, le travail d'un bénédictin. C'est une antiphanie vivante : l'apparition de l'autre dans le même, c'est Marcel Proust, l'auteur d'un livre monumental né de la main d'un homme apparemment peu enclin, à première vue, à se soumettre au labeur acharné sans lequel rien ne se fait, mais d'un homme qui aurait quand même pu penser, en toute modestie et en pleine légitimité, au moment de mourir : oui, moi, mon travail, je l'ai fait. Peindre est un travail. Quand Soulages, muni d'un pinceau qui a la taille et parfois la forme d'un balai, car c'est tout simplement un vrai balai, s'approche de la toile blanche qu'il va sacrifier, j'aurais presque envie de dire qu'il va au charbon, comme disent les travailleurs qui vont à leur dur travail. Aller au charbon, les mots parlent parfois d'eux-mêmes et contiennent leur propre métaphore. Soulages sort de son domicile ; il se rend à pied jusqu'à son atelier ; il est vêtu de velours sombre ; c'est en quelque sorte un ouvrier qui marche vers le lieu où sont remisés les instruments de sa mystérieuse activité créatrice. Il ne traîne pas, il ne flâne pas, il est attendu par le travail en cours, la toile énigmatique qui n'est peut-être pas encore achevée ; ou bien l'est-elle, il ne le saura que plus tard, dans quelques instants, au moment où il lui fera face. En attendant, il marche, il va à sa rencontre, en pensant à elle ou en n'y pensant pas, car il faut aussi oublier ce qui existe déjà, ce qui a été peint ou écrit, pour garder un œil neuf, vierge, devant l'œuvre en cours si l'on veut la traiter sans complaisance narcissique et avec la liberté de celui qui la découvre alors que c'est lui qui l'a faite. C'est lui qui l'a faite ? Qu'est-ce à dire ? Quelle est la part de l'individu dans la création d'une œuvre ? S'il s'agit d'un écrivain, d'un vrai poète, il ne peut croire un seul instant qu'il serait le créateur, l'inventeur de cette langue dont son livre est fait, ce verbe qui le précédait depuis longtemps ; il n'en est, s'il a du talent, que l'utilisateur plus ou moins heureux ; s'il a du génie, il en est le bon serviteur. Quant au peintre, lequel pourrait prétendre avoir inventé la peinture ? On connaît le mot de Pablo Picasso : « La peinture est plus forte que moi. ». Il n'était pourtant pas le plus nul. Voici donc une autre disposition anti-phanique : je suis l'auteur, je ne suis pas l'auteur ; je connais ce que j'ai fait, j'ignore ce que je fais ; je sais, je ne sais pas ; je suis le maître, je suis le serviteur. Et c'est ce mouvement, contradictoire et contracté, perpétuel et instantané, parfois si rapide qu'il peut paraître immobile, qui est la base de toute création possible.
10
« Zénon, cruel Zénon », soupire Paul Valéry, après un long regard sur la mer immobile et mouvante, « toi qui dis qu'une flèche bouge et ne bouge pas... » Zénon était Eléate, comme l'était Parménide, on peut imaginer que l'idée de l'anti-phanie ne l'aurait pas dérouté le moins du monde, pas plus qu'il n'aurait eu peur de la peinture de Pierre Soulages. Il aurait vu que la lumière, à sa naissance, est inséparable de ce que certains esprits trop pressés prennent pour son contraire, l'obscurité, alors qu'elle en est la confirmation.
11
Qui suis-je ? Où suis-je ? Que signifie être présent, que veut dire être sur terre, être en vie ? Le premier trait tracé par un homme sur la paroi d'une grotte, Lascaux, Altamira, (et Soulages me rappelle au passage que les hommes qui vivaient dans des grottes étaient plongés dans le noir) le premier trait, bien avant l'écriture, posait le signe d'une interrogation restée depuis en suspens et répétée sans cesse, à voix basse ou hurlée dans les cris, mais condamnée à n'entendre jamais de réponse. Nous n'avons le droit que de poser des questions. Les réponses n'appartiennent peut-être pas aux humains. Pour parler de son travail, Soulages a forgé son propre mot : « Outre noir ». Comme on dit outre Manche, outre Rhin, outre Atlantique, m'explique-t-il. Je lui réponds : oui, et aussi comme un écrivain a dit, Outre tombe. De l'autre coté de la vie, dans l'éternité, le monde serait-il noir ? Alors, le poème d'Arthur Rimbaud, sa vision fulgurante : Je l'ai retrouvée Quoi ? L'éternité C'est la mer allée Avec le soleil Serait-ce l'écriture d'un tableau, serait-ce une vraie peinture, comme il en écrira d'autres dans Les Illuminations , cette rétrospective de visions accrochées aux pages d'un livre comme le sont les toiles sur les murs d'une exposition ? Rimbaud, poète, écrit ce qui se passe lorsque la lumière, le soleil, disparu dans la mer, laisse venir cette nuit noire qui prend peu à peu toute la place : il se passe que l'éternité commence. L'éternité qui n'a ni commencement ni fin.
|
|
|