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Le Matricule des anges - Interview de Jacques Bellefroid par Christophe Dabitch
L'agent de Change
On s'étonnait de ses silences, on s'étonnera donc de la régularité actuelle de ses publications. Rencontre avec Jacques Bellefroid, un promeneur des lettres qui aime penser une chose et son contraire.

 

Entre autres paradoxes, l'écrivain Jacques Bellefroid est connu pour ses silences. Deux longues périodes de non publication jalonnent ainsi un parcours que nous n'osons appeler carrière tant il déteste ce type de vocabulaire pour évoquer l'écriture. En 1964, il publie ainsi La Grande Porte est ouverte à deux battants, se fait remarquer puis se tait pendant vingt ans. En 1984, il réapparaît et pendant cinq ans, il publie coup sur coup cinq romans (Les Étoiles filantes; Le Réel est un crime parfait, monsieur Black; Voyages de noces; Le Voleur du temps; Peines capitales) et un recueil de poésie, Les Festins de Kronos.
Puis, mis à part une pièce de théâtre en 1993, Les Clefs d'or, nouveau silence romanesque de dix ans. Et nous voici en 1999 avec la parution d'un épais et ambitieux roman, Fille de joie, puis cette année d'un récit qui flirte avec une forme particulière de fantastique, L'Agent de change. Nous nous situons donc dans une des périodes prolifiques de Jacques Bellefroid. Si nous essayons de connaître les raisons de ces mystérieux silences, après plusieurs hypothèses philosophiquement argumentées, ce grand amateur de vin distinguera le temps de l'écriture de celui de l'apparition annuelle du Beaujolais avant de finalement avouer avec un sourire qu'au fond il n'en "sait foutrement rien". Et nous n'en saurons pas plus car cet homme à qui l'on a fait une réputation d'incontrôlable détourne souvent la conversation, il cabotine par pudeur et préfère citer d'autres que lui-même. Lillois d'origine, parisien par amour de la ville, Jacques Bellefroid promène dans la vie sa grande carcasse en costume, imperméable et chapeau des années cinquante. Une image de l'écrivain germanopratin lui colle à la peau. Lui qui d'ouvrage en ouvrage (tous aux éditions de la Différence) questionne la Vérité et le Réel s'impose le temps d'une rencontre comme un personnage de fiction, hors du temps, qui incarnerait un certain nombre de paradoxes. Excessif et timide, colérique et simplement gentil, blagueur et terriblement sérieux, cynique et naïf, provocateur et fragile... Et donc très difficile à cerner. Ce qui, malgré sa volonté affichée d'être "transparent" n'est sans doute pas pour lui déplaire. Extrait d'une conversation matinale qui aurait pu être différente, un soir ou un autre jour.

Avec L'Agent de change, on a l'impression que vous avez une prédilection pour les personnages qui sont dans une situation sociale confortable, qui sont arrivés à un certain niveau de réussite sociale et matérielle...

Ces gens-là ne me fascinent pas mais dans le cadre de ce roman, il y a une raison beaucoup plus nécessaire. L'expérience qui arrive au personnage est assez singulière. Il a comme une hallucination, une vision, qu'il va avoir du mal à partager. On peut l'interpréter comme une sorte d'expérience poétique, à la limite du rêve. Et si cela arrive à un jeune poète, cela devient d'une banalité sans limite. C'est le contraire qui m'intéressait. Cela arrive à l'homme le plus rationnel qui soit, le plus raisonnable et le plus ordonné. Mais il n'a pas de nom. C'est un homme quelconque parce que ma conviction est que cela peut arriver à n'importe qui.

Qu'est-ce qui lui arrive?

Sa femme lui fait un cadeau un matin, un timbre. Quand il le regarde, sur la gravure de la représentation, il y a quelque chose qui se met à vibrer, à s'animer. C'est une goélette. Comme il est tout à fait raisonnable, il pense d'abord que c'est un procédé technique. Mais sa femme ne voit qu'un joli dessin. Il se rend compte que nous ne voyons pas toujours la même chose en portant les yeux sur le même objet. Il se demande si c'est lui qui a perdu la raison ou si ce sont les autres qui ont une déficience. Il ne ment pas, il est absolument convaincu de ce qui lui arrive mais il voit bien que cela devient dangereux. Il pourrait passer pour fou.

Vous parliez d'expérience poétique...

Oui, cela pourrait être. Or lui n'est pas du tout poète, ce n'est pas son métier. L'expérience poétique peut être ce que l'on appelle l'épiphanie, l'apparition éphémère qui transfigure le réel et qui le hisse au niveau de sa vérité. C'est ça la poésie après tout, non? Ce personnage se rend compte que ce qu'il avait jusque-là tenu pour établi, la distinction entre le vrai et le faux, à partir de cette image, ça trébuche. C'est un petit tremblement de terre mental.

C'est assez central chez vous cette question du vrai et du faux.

C'est certainement une des choses qui m'intéresse le plus. Quelle peut être la vérité d'une fiction, et quelle est la fiction de ce que les gens appellent l'existence? Ça me trouble beaucoup depuis longtemps. Dans Fille de joie, en épigraphe, il y a une phrase qui m'a marqué : "je ne sais si ce que j'appelle veiller n'est pas une part un peu plus excitée d'un sommeil profond". On pourrait croire qu'il s'agit là d'une phrase d'un surréaliste forcené et inspiré. Or l'auteur se nomme Bossuet!

Pour L'Agent de change, est-ce que l'on peut parler de fantastique?

Oui, mais ce qui est fantastique, c'est l'existence elle-même. L'existence la plus banale est une énigme à jamais fantastique, un sujet d'étonnement. le fantastique n'est pas le pittoresque, l'exceptionnel. Ce n'est pas la peine d'en rajouter avec des petites choses étranges. C'est l'être qui est fantastique. Pour moi, le poème le plus fantastique du point de vue de la poésie et du point de vue de la pensée, c'est le jour assez lointain - cela fait vingt-cinq siècles - où Parménide a écrit : "Il est en effet être". C'est la première fois que quelqu'un s'est étonné qu'il y ait de l'être. C'est la naissance de la pensée parce que penser c'est d'abord s'étonner. Celui qui ne s'étonne pas vit dans une espèce d'assurance somnambulique. Quand des enfants regardent parfois sans dire un mot, on mesure la dimension de leur étonnement. Sans tomber dans je ne sais quelle apologie des enfants, il faudrait pouvoir garder à l'âge adulte ce regard-là. On aurait quelque chance de ne pas trop s'écarter de ce qu'est réellement la poésie.

L'Agent de change est une sorte de carnet de bord, un écrit qui pour le personnage n'est pas destiné à être publié. Il a simplement besoin d'écrire. Vous êtes finalement assez pudique mais est-ce que cela raconte aussi une urgence d'écrire qui pourrait être la vôtre?

C'est paradoxal dans ce livre. Celui qui écrit n'est pas écrivain, or il écrit. Parce que c'est pour lui une nécessité. C'est la seule façon qu'il a de ne pas décoller. C'est une sorte d'atterrissage, pour rester les pieds sur terre. Sans aucun désir littéraire. Pour moi, l'écriture commence à m'intéresser au moment où elle dépasse le simple cadre littéraire, quand elle obéit à une étrange nécessité.

Ça se passe comme ça pour vous?

Oui et non. Il ne faut pas tricher. Moi, je sais que j'écris un livre évidemment. Dans ce moment-là, on a plusieurs idées en tête, contradictoires parfois. Lui, l'agent de change, ne veut pas écrire un livre. Entre les deux je, le sien et le mien, il y a un étrange système de vases communicants.

Justement, on dit que dans vos écrits, il y a une sorte de virtuosité, de jeu, d'ironie constante. La manière dont vous en parlez semble à l'opposé de cette conception.

Ben oui. On a parlé de virtuosité mais je vise quelque chose où toute espèce de virtuosité s'oublie. Si l'on parle de peinture, pour un peintre, évidemment qu'il y a un savoir technique. Picasso, c'est une virtuosité exceptionnelle. Jusqu'au moment où lui-même s'arrange pour qu'on l'oublie. Sinon, ce ne serait qu'un faiseur. On oublie la virtuosité et l'on pense à autre chose.

Ce serait la même chose pour vous?

Vous savez, il y a une modestie fondamentale, même s'il faut être bien orgueilleux pour oser écrire un livre. Je ne fais pas de la morale mais il faut être très humble. C'est comme ça.

Dans Fille de joie, un peintre fait un faux qui aux yeux de tous devient presque plus vrai que les vrais, la vérité se passe de la morale dans ce cas?

La seule morale d'une oeuvre d'art est d'être belle, de donner du plaisir. On n'a rien à attendre d'autre que d'être soulevé, ému et prendre du plaisir. C'est quand même avec ses propres émotions que l'on peut le moins mentir. La première condition de la qualité n'est pas l'ennui dispensé. Je m'inscris en adversaire résolu de l'école de l'ennui. On croit que si c'est très ennuyeux, c'est que ce doit être très profond. Ce n'est pas vrai, on ne s'emmerde jamais avec Shakespeare et c'est très profond. L'emmerdement n'est pas la première qualité d'un créateur.

Par rapport au mot de modernité qui vous intéresse, est-ce que vous avez une certaine prudence dans la forme? Vous disiez que vous ne cherchiez absolument pas à casser le langage.

Certainement pas le casser. Picasso disait que la peinture était plus forte que lui. Tout écrivain devrait dire ça de la langue et de l'écriture. Un auteur doit accepter cette modestie fondamentale. On est là pour servir la langue, comme on veut, mais pas pour la casser. La langue est toujours plus forte que toi, tu en es toujours le bon ou le mauvais serviteur. Et la langue n'est à personne, elle est à tous. Elle est le lieu même du partage. Parmi les plus grandes oeuvres qui aient été écrites, pour certaines d'entre elles, on ne connaît même pas le nom de l'auteur.

Vous seriez dans une démarche disons plus classique, anti-avant-garde?

Non pas anti mais l'avant-garde, c'est quand même surtout un terme militaire. Il n'y a rien qui devient plus vite l'arrière-garde que ce qui était présenté comme l'avant-garde. C'est le destin de la mode. François Villon, c'est très avant-garde je trouve. C'est très moderne, ça tient le coup. L'avant-garde, c'est très parisien, on fonde des écoles, des chapelles. Ce sont souvent des mouvements qui ont pour but essentiel de se grouper à des fins de notoriété sinon de promotion commerciale. Ça ne veut rien dire, il n'y a pas d'avant-garde. Si l'on parle de poésie, le meilleur poète est quand même celui dont la singularité est partagée par tous, à un moment. Un beau poème est celui que l'on peut reprendre à son compte, quand on peut avoir le sentiment d'en être l'auteur.

En quoi votre écriture se distinguerait d'une quelconque école réaliste?

Parce que le réel m'intéresse beaucoup moins que le vrai. Le réel ne m'intéresse que dans son rapport au vrai. Si on reste collé au réel, on passe à côté. Le vrai est plus réel que le réel si je peux dire cela sans vouloir être obscur.

Est-ce que vous vous sentez assez libre par rapport à un marché littéraire, à un milieu?

J'espère. J'y tiens beaucoup. Mais très modestement. Évidemment que je suis très content de savoir que des lecteurs lisent mes livres et les aiment bien. Je ne vis pas dans une tour d'ivoire. C'est un partage. Et plus j'avance en âge, plus le trac est grand à la sortie d'un livre.

Pourtant, il y a une image de vous qui est celle d'un bougon avec lequel il faut faire attention.

Les réputations... On aime bien mettre des étiquettes. Suivant les cas, je peux être sur un pinacle, isolé, alors que j'ai toujours voulu être le plus transparent possible. Je ne crois pas à l'élitisme, je n'aime pas ce préjugé. C'est pour ça que, très jeune, alors que je publiais des textes dans la NRF et au Mercure de France, quand on m'a proposé de publier directement mon premier livre en poche, chez 10/18, j'ai accepté ce risque tout de suite. C'est un péché d'orgueil que de vouloir s'isoler de manière un peu hautaine. Concernant la réputation, je suis en fait le garçon le plus gentil du monde! (rires) Je veux bien jouer à beaucoup de choses mais je n'accepte pas les tricheurs. Ceux que Gide appelait les faux-monnayeurs. Ça existe, il y a beaucoup de fausse-monnaie dans la littérature.

Maintenant, après vos deux silences, de vingt ans puis de dix ans, on va dire que Jacques Bellefroid n'arrête plus de publier, c'est ça?

Pourquoi pas? Dans toute ma vie, j'ai du publier un peu plus de dix livres, c'est très peu ou bien beaucoup trop, je ne sais pas, il faut demander aux autres. Ce sont les lecteurs qui décident de ça. C'est vrai que j'ai eu de longs silences mais je ne suis pas un fonctionnaire de la littérature, de l'écriture. Le temps de l'apparition des livres, leur rythme, obéit à toutes sortes de règles à la fois maîtrisées et pas maîtrisées, claires et obscures. Et je continue. Au fond, c'est secondaire, la seule chose qui compte, c'est de savoir si le livre est bien ou pas.

 

Christophe Dabitch

L'Agent de change
Jacques Bellefroid
Éditions de La Différence
173 pages, 98 FF

Article au format PDF

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