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Télérama - Michèle Gazier
Vérité à tous les étages
 


Jacques Bellefroid sait se faire rare, très rare. Un premier roman en 1964, "La grand'porte est ouverte à deux battants" (1), des collaborations à la NRF de Jean Paulhan, au Mercure de France... Il a alors 28 ans et, estime-t-on dans le milieu, une vraie place au soleil des lettres. Mais il disparaît. Entre dans un long silence. De 1984 à 1989, il publie à nouveau, aux éditions de La Différence, six romans étranges, à la croisée des genres et des styles, entre le policier, le loufoque et le métaphysique. Puis nouvelle éclipse. De dix ans cette fois... Le voici de retour avec un gros livre, l'un des plus beaux de cet automne littéraire, Fille de joie.

Un narrateur anonyme a dessiné un cercle sur le plan de Paris. A l'intérieur de cette ligne invisible qui va de Notre-Dame au boulevard Saint-Germain et dont le cœur est la place Maubert, il décide de suivre, au hasard, quelques personnages dont les destins vont se croiser. Adélaïde Verbecq d'abord, veuve du peintre Verbecq, un génie avec lequel, malgré la mort, elle poursuit un tête-à-tête passionné. Robert, talentueux peintre faussaire ; Julie, femme de Robert ; et Léopold, brillant intellectuel, ami de l'un, amant de l'autre... Autour de ce trio, le copain Ludovic, journaliste économique, amoureux de Christine, qui habite au dessus d'un riche antiquaire homosexuel, fou justement de l' œuvre de Verbecq... Tout ce petit monde aurait pu mener des existences indépendantes, comme celles des habitants de l'immeuble imaginé par Perec dans La Vie mode d'emploi. Mais voici que le narrateur de Bellefroid invente un objet - un tableau - autour duquel va s'organiser la danse : Robert peint un Verbecq que Léopold et Julie vendent à l'antiquaire...

Derrière l'histoire savoureuse qui nous est contée, derrière l'anecdote dont ce faux Verbecq est le prétexte, Bellefroid nous promène dans le vieux Paris d'aujourd'hui, qui mêle toutes sortes de gens, d'époques, de mœurs, de rêves. Non sans humour, il se plaît à jouer les peintres paysagistes, à décrire la rue, les bistrots, les fidèles de Notre-Dame, le jardin du Luxembourg, le public des librairies. Mais au-delà de ce travail minutieux se cache une interrogation : quelle est la vérité d'un lieu ?

Question qui en cache une autre : qu'est-ce que la vérité, le vrai ? Car Jacques Bellefroid a non seulement la plume romanesque mais la tête philosophique. Son propos n'est pas simplement de composer un récit divertissant sur les us et coutumes de nos contemporains. Dans la plus pure tradition des romans philosophiques du siècle des Lumières, il nous invite à réfléchir au difficile problème de la vérité et de la vraisemblance. Comme chez Diderot, on dialogue beaucoup, avec éloquence et légèreté, dans Fille de joie. On s'accouche de pensées cachées, on se dit, sous couvert de discussions publiques, des choses essentielles que l'on ne s'avouerait pas en privé. On parle pour creuser, pour chercher. Mais aussi pour le plaisir de l'échange. Où est la vérité du discours amoureux dans la fougue de la passion naissante ? Où est la vérité de l'amour dans le couple ? Où est la vérité dans l'art, dans les relations humaines ? Jusqu'où est-on prêt à aller sur le chemin de la vérité ? Le mensonge est-il une forme de création ? Une œuvre n'est-elle belle que parce qu'elle est authentique?

Bellefroid pose ces questions à travers des situations cocasses, drôles, tendres, qui sans cesse nous renvoient à notre propre vie. Et si le grand problème de l'art et de la littérature n'était pas celui du vrai et du faux, suggère malicieusement le romancier... Et si seule importait la beauté, qui, comme l'écrivait le philosophe Gracian, est «l'imperfection de la grâce»...

 

(1) Paru aux éd. de l'Herne.

Fille de joie, de Jacques Bellefroid. Ed. de La Différence, 496 p., 135 F.



 


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