![]() |
|
|
|
Le Nouvel Observateur | |
![]() |
|
Monsieur Black |
|
Jean Louis Ezine, Le Nouvel Observateur (à propos du livre : Le Réel est un crime parfait, Monsieur Black ) |
|
|
|
![]() |
|
« l'ironie subtile d'un écrivain très singulier, dont on ne sait à peu près rien, sinon qu'il est un virtuose de la mise en abîme et du battage des cartes, et qu'il a dû s'appeler, dans une vie antérieure, Lewis Carroll. » |
![]() |
![]() |
|
Soit un personnage quelconque, Monsieur Black. Monsieur Black est ici joueur d'échecs, auteur d'énigmes policières, détective mondain, père adoptif, portier de bar à l'occasion, champion de bridge, voyageur et solitaire, mais il est surtout, par vocation ou par principe, un monsieur très quelconque : perdu un beau jour dans la foule romaine, il accède brusquement à la révélation que, s'il n'était pas là, tout serait à peu près pareil. Il en tire les plus fâcheuses conclusions, dont son ego souffrira beaucoup, cultivant avec une conviction désolée l'art de passer inaperçu : « A défaut d'être invisible, il avait choisi d'être quelconque. » . Moins habité par le sentiment de vivre que par celui, de conséquence incalculable dans l'action, « d'être vécu », Monsieur Black a pourtant des souvenirs qu'on pourrait qualifier de personnels : les ponts de Prague, les bateaux de Barcelone, l'impasse à la dame de trèfle, les jardins de Kensington en hiver, ou encore un certain bleu des lointains, qui caresse le regard dans les tableaux de Florence. Une mémoire d'aventurier qui donne de la matière à ses rêveries et lui permet d'entretenir, en tout lieu où le hasard, la fantaisie ou le destin le surprennent, l'illusion délirante d'être ailleurs. Ses souvenirs de vagabond interlope ne protégeront pas Monsieur Black de l'envahisseur fatal qui, un soir qu'il dîne dans un restaurant indien de Londres, du côté de Bayswater, l'entreprend avec superbe et, sur le ton où Christophe Colomb lui eût révélé l'existence de l'Amérique, ou Galilée le mystère de la rotation terrestre, lui assène sans précaution : « Monsieur, je me permets de vous le dire, j'ai découvert le bonheur. » Monsieur Black va-t-il réviser sa philosophie ? Va-t-il appeler le garçon ? Prendre les jambes à son cou ? Commander une autre bouteille ? Vous le saurez en lisant le deuxième roman de Jacques Bellefroid, styliste aux trop rares évolutions dont « les Etoiles filantes » avaient signalé, l'an dernier, le fugitif retour à la littérature, après vingt ans de silence et de plus lointains débuts, prometteurs mais oubliés, dans la poésie. De grâce, ne laissez pas échapper Monsieur Black, ce vieil enfant bâtard de la métaphysique et de l'humour que le bonheur menace dans un restaurant de Londres, et que le monde réel condamne à la transparence, au demi-mot et à l'insigne modestie : déjà il s'efface, laissant seule accrochée entre les pages (comme le chat du comté de Cheshire abandonne aux branches, dans « Alice au pays des merveilles », son sourire félin avant de disparaître) l'ironie subtile d'un écrivain très singulier. Dont on ne sait à peu près rien, sinon qu'il est un virtuose de la mise en abîme et du battage des cartes, et qu'il a dû s'appeler, dans une vie antérieure, Lewis Carroll.
Jean-Louis Ezine, Le Nouvel Observateur « Le réel est un crime parfait Monsieur Black », par Jacques Bellefroid, Editions de la Différence, 234 pages, 16F.
|
|
|
|
|
|
|