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Le Monde |
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Jacques Bellefroid : |
Josyane Savigneau, (à propos du livre : Le Réel est un crime parfait, Monsieur Black ) |
Un échiquier romanesque, une roulette à entrer dans l'imaginaire : Le réel est un crime parfait, monsieur Black, de Jacques Bellefroid, ou comment donner au moins joueur des lecteurs l'envie de gagner la partie |
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Rien ne va plus. On ne peut m ême plus dîner tranquillement dans son restaurant favori, comme le souhaitait M. Black, homme d'affaires et détective à ses heures. De passage à Londres entre deux voyages, le voici importuné, un vendredi soir, par un olibrius se prétendant inventeur - au sens premier de découvreur - du bonheur. Outre que ce fâcheux personnage ose infliger à son commensal des propos saugrenus sur ses trois enfants - adoptés, - son intrusion dérègle subrepticement l'ordre du monde. Rien ne va plus lorsque les lois du genre éclatent et que le roman policier joue la surenchère : Black enquête pendant quatre jours, du vendredi au lundi, pour faire mieux que le fameux Meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie, où le narrateur, l'enquêteur et l'assassin sont la même personne. Ici, la victime est accusée de son propre meurtre et sommée de s'expliquer... Rien ne va plus, surtout parce que les jeux sont faits. La partie est engag ée pour M. Black, « Joueur d' échecs et auteur de romans policiers -, « détective imaginaire », « ouvreur de portes », « père adoptif, champion de bridge et voyageur ». Dans Le réel est un crime parfait, monsieur Black, Jacques Bellefroid (revenu l'an dernier au roman après vingt ans de silence (I), avec un style à rendre pâles tous ceux qui se rêvent écrivains) ruse avec l'intrigue policière, qui n'est qu'une péripétie. Contrairement à la tradition du roman policier, ce texte n'est pas compose comme un puzzle, dont le dernier chapitre livre l'ultime pièce manquante, mais plutôt comme un échiquier sur lequel, toujours, une partie nouvelle peut être commencée. Dans le récit, les allusions aux damiers noir et blanc se multiplient : Black et les ambulanciers en blanc, les bonnes soeurs en robe noire et cornette blanche, la jeune Betsy et son amie antillaise et enfin cette affirmation : « Je suis nègre et blanc. » En faisant ainsi valser les noirs, les blancs et m ême le rouge - un tr ès beau cerf-volant à l'étrange fonction, - à quoi peut bien jouer au juste M. Black ? Pas uniquement aux échecs, puisqu'il est un bridgeur émérite et ne dédaigne pas non plus la roulette. Il a juste délaissé les traditionnelles plaques pour mettre en jeu... la réalité, « tout simplement », sans tragédie aucune. Il ne cherche pas à défier le destin, mais seulement la perception des choses. Alors tout d érape, le réel est comme évincé, et, au fil de la minutie descriptive de Bellefroid, on navigue entre le Dostoïevski du Joueur, de l'Eternel Mari (Black butte sans cesse sur le même inconnu, comme sur son propre double, puis rencontre une petite fille prénommée Lisa) et un univers de tableaux hyperréalistes, décor où tout est parfait à l'excès, image à ce point identique au réel qu'elle ne peut pas être réelle. On devient soi-même un joueur fanatique, traquant les coups en douce, le bluff, la triche. Sachant, comme le lui dit Bellefroid, que les « métamorphoses ne sont gaies que dans les livres -, le lecteur les d écouvre avec jubilation, engage la partie avec l'auteur et croit bien avoir gagné lorsqu'il lit : « le livre » que M. Black « tenait en main (...) n'était plus qu'un amas de mots écroulés dans un système de ruses si repérable qu'il eut pitié de son auteur ». Mais qu'on s'abstienne de pavoiser. Les ruses de Jacques Bellefroid sont encore de taille à faire échec et mat et à occuper à plein temps plusieurs personnes, tout l'été. Le lecteur-joueur ne maîtrise rien, car, à la roulette, lorsque la boule est lancée... rien ne va plus. JOSYANE SAVIGNEAU, LE MONDE LE RÉEL EST UN CRIME PARFAIT, MONSIEUR BLACK, de Jacques Bellefroid, la Différence, 282 p., 76 F. (1) Après avoir publié un premier livre en 1964, La grande porte en ouverte à deux battants (L'Herne 10/18), Jacques Bellefroid n'est revenu au roman qu'en 1984 avec les Etoiles filantes (la Différence) (le Monde du 25 mai 1984).
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