J'ai l'honneur de ne pas te demander demain… L'amour béton
palit vite entre quatre murs. Confit dans le douillet, il perd son goût
nature. Au diable routine et vie mesquine. Pour ménager l'amour,
déménagez…
Un appartement d'amoureux, quelques mètres
carrés payés à prix d'or ou de briques, c'est des
mois de recherches, des heures d'attente, puis des semaines de peinture
et d'ingéniosité. Cest la lente élaboration d'un
lieu que l'on se hâte d'aménager à grands coups de
catalogue Habitat, de tournées de brocantes ou de salles des ventes.
Et puis, ouf, c'est fini, il ne reste plus qu'à vivre, à
y vivre.
Ça, c'est l'aventure banale de milliers
de couples trop heureux de poser ensemble le bagage de leur amour entre
quatre murs de béton. Et puis il y a quelques fous, quelques oiseaux
volages épris de liberté, et qui pensent que même
en ouvrant grand les fenêtres, l'air du large qui s'engouffre finit
toujours par sentir le confiné.
Katia et Franck sont de ceux-là. Ils s'aiment
d'amour non raisonnable. Au lendemain d'une installation banale et réussie
dans un chez eux bonbonnière, ils décident soudain de rompre
les amarres plutôt que de pendre la crémaillère. Ils
partiront, laissant derrière eux ces petites choses d'une vie qu'ils
ne veulent pas pot au feu. Ils ont ce talent des gens qui acceptent de
devenir un jour vieux sans jamais se résigner à être
tristement adultes.
Mais, pour voyager, partir en amoureux, déjouer
les pièges de l'habitude, il faut des sous. Qu'à cela ne
tienne, ils en trouveront. Un joli appartement bien garni peut se vider
encore plus vite qu'il ne s'est rempli. Et au diable l'avarice et les
souvenirs de famille. Il faudra tout vendre, solder, bazarder, caser.
Le dépouillement est en soi une fête, et il n'est de meilleure
jouissance que celle, frénétique, de faire table rase. Katia
et Franck bradent à tour de bras.
Et, quand il ne leur reste plus que quatre murs,
deux coeurs et deux corps, ils organisent une immense fête pour les amis.
Et quels amis ! Vous les connaissez tous ces gens, vous les avez un jour
croisés. Héros parfaits d'une comédie sociale qu'ils
alimentent, ils jouent leur personnage avec une certaine candeur, jusqu'à
l'absurde. L'écrivain, le peintre, le psychanalyste, le traducteur,
la danseuse, la publicitaire, tous fidèles à leur image
se donnent la réplique.
Au feu de joie de cette fête folle, ils
sont tout ce que Katia et Franck veulent et vont quitter: d'aimables
personnes confites en société et habitudes.
Et ils sont drôles, vrais, ridicules, bavards,
snobs, touchants, tous ces jeunes gens à la tête bien pleine.
Ils sont aussi fats et paumés que les héros de Woody Allen.
Féroce et talentueux, Jacques Bellefroid qui
poursuit discrètement son cycle romanesque initié avec Les
Étoiles filantes (La Différence). Il avance en littérature
avec cette rigueur, cette circonspection, cette classe des gens qui construisent
une uvre. Il trace avec finessse des portraits dont on ne sait plus
vraiment s'ils sont faits d'un trait de plume ou de scalpel.
Mais lorsqu'il nous parle de Katia et de Franck,
il cesse d'être un Woody Allen ou un Bretecher littéraire.
Il retrouve cette liberté de ton, cette insolence, cette légèreté
du Godard des années Karina.
Il y a du Pierrot le fou dans ce Voyage
de noces. Il y a cette même folie, ce même rêve
d'absolu. Katia est moins énigmatique que la Marianne Renoir de
Pierrot. Franck est plus sage que Pierrot - Ferdinand. Mais comme les
héros de Godard, ceux de Jacques Bellefroid ont choisi d'exister
plutôt que d'être, de partir plutôt que de croupir.
Ils ont cette violence joyeuse, cette superbe,
cette beauté de ceux qui font fleurir dans leur vie la part du
rêve.
Michèle Gazier - Télérama
|