Avec son titre et sa jaquette de polar, le dernier roman de Jacques Bellefroid est l'un des livres les plus surprenants, drôles, astucieux et inventifs de la saison.
Dans une ville de Londres emmitouflée dans ses brouillards que troue à peine la lumière violette des lampadaires coiffés de brume et de mystère, monsieur Black, Français très gentleman, se prépare à dîner seul dans un restaurant de bonne tenue. Le hasard, le nombre des clients, l'exiguïté des lieux et la solitude du dîneur, conduisent le maître d'hôtel à lui faire partager la table d'un autre solitaire, inventeur de son état, bavard impénitent, adopter d'enfant par vocation. Un homme heureux en somme. Heureux ! Rien de plus troublant, voire de plus perturbant que le bonheur de ce petit bonhomme joueur et affairé derrière lequel monsieur Black et son lecteur pénètrent ensemble au « Pays des Merveilles ».
Un grand hôtel, un garçon trop attentif, tantôt serveur, tantôt crou¬pier, toujours étrange, une jolie fausse Anglaise, vraie Française, une réceptionniste autoritaire, maternelle, méfiante et royale, un couple assez louche et cérémonieux de bridgeurs, une petite fille et une grande clef, un Chinois futé. Tel est le petit monde de ce « Wonderful Land » où l'humour et la dérision sont roi et reine. Humour noir sur fond d'angoisse, de fantasmes, de mélancolie. Humour très « british » qui joue sur l'absurde parce que tout est absurde, du sens des mots au sens de la vie.
Rien n'est sérieux dans l'univers de monsieur Black, et tout est pourtant aussi fort, présent et fondamental que dans l'univers des rêves et des cauchemars. Cette petite boule qui s'arrêtera sur le chiffre qu'elle désigne gagnant n'a-t-elle pas la même logique illogique que le destin ? Ballotté, promené à travers les espaces limités d'un lieu clos, celui de son imagination et de son rêve, Jacques Bellefroid-Black refait le parcours d'Alice avec moins de fausse candeur et plus de vraie malice. Chez lui, comme chez Lewis Carroll l'univers du jeu est roi, même si parfois les règles en sont cruelles. Et, à défaut de fuir pour éviter qu'on ne lui coupe la tête, notre héros, détective des secrets de l'âme, accusé de meurtre, s'accordera quelques minutes de sommeil profond, moderne application des bienfaits de la relaxation.
Et le réel là-dedans ? Et le crime parfait ? Au réel, l'auteur préfère l'imagination, même si « de tous les organes (c'est) le seul qui puisse ressentir un supplice infini ». Quant au crime, le lecteur découvrira tout seul ce qu'il en est. Mais peut-être est-il effectivement parfait, car dans ce roman plein de pauses, digressions, jeux de mots, coq-à-1'âne et autre virtuosités toutes enchâssées dans une prose somptueuse, le seul enterrement auquel le lecteur est convié, est celui d'une seconde (une minute écoulée laisse un bilan catastrophique, de soixante cadavres...) Etonnant, non ?
Michèle GAZIER - Télérama
|