Le narrateur du dernier roman de Jacques Bellefroid
est un homme ordinaire. Agent de change, il vit à la périphérie des tractations
financières, sans désir et sans regret. Tout va bien pour lui : femme,
enfants, foyer, salaire. Sa seule grande affaire serait la mort - commune
et bien partagée - s'il avait le temps d'y songer. Mais, pour le héros
tranquille de L'Agent de change, compter l'argent des autres le soustrait
au temps que l'on ne compte plus. Tout serait dans l'ordre inchangé des
choses si...
L'auteur vient troubler les eaux calmes où son personnage
fait la planche. Le vrai héros de cette fable subtile est donc le romancier,
qui détient un trésor non coté en Bourse et qu'aucun argent ne peut acheter.
Il a le pouvoir de gratter la surface des vies afin de déterrer les racines
de nos vaines espérances. Magicien de l'irréalité, Jacques Bellefroid
fait surgir le réel possible. Il nous raconte une histoire euphorique,
le temps du roman sans doute, le temps d'une immense respiration avant
le dernier soupir. Un timbre-poste offert à l'agent de change par sa femme
va changer sa vie.
Jacques Bellefroid souffle le grand vent de l'aventure
sur ce petit rectangle de papier. Dans la solitude d'une chambre d'hôtel,
le narrateur regarde le timbre (un navire posé sur la mer) : la tempête
se lève, il est aspiré par l'océan alors que les voiles se gonflent de
liberté et que les vagues se réveillent. Derrière le quotidien surgit
l'événement irrationnel qui nous sauve du quotidien. Le roman de Jacques
Bellefroid ne serait encore qu'un conte traditionnel si l'on n'y voyait
que la nostalgie du grand large et la mémoire des navigateurs. L'écrivain
a d'autres tours dans son sac. Ses fictions étranges dérapent vers le
fantastique avec suffisamment de lenteur pour que le lecteur y adhère
sans s'étonner de l'invrai- semblance. Le narrateur « est » sur le voilier
(et nous avec lui) : « Un homme heureux, ai-je pensé. Un vainqueur. Qu'a-t-il
fait ? Rien. Il s'est déplacé sur une embarcation légère portée par les
vents d'un point à un autre à la surface des eaux. Un homme heureux. Il
n'a rien fait. Pour cela, il a mis sa propre vie en jeu. » Se pose l'ultime
question : qu'avons-nous fait de notre vie et pourquoi n'avons-nous pas
parié sur le bonheur ? Chaque jour donc, l'homme heureux passe une heure
dans une chambre dont il ne défait jamais le lit. Client insolite, il
n'a rendez-vous ni avec une femme ni avec ses souvenirs. Il se perd dans
l'océan du rêve et vogue vers l'envers du temps. Existe-t-il paradis plus
minuscule que ce timbre caché dans un portefeuille, qui offre ses mirages
à celui qui prend la peine de le contempler ? Fou, dérangé, osons le mot
inévitable : timbré ? Non, l'agent de change est simplement solitaire
dans un monde qui a peur de la solitude. Le romancier-démiurge n'analyse
pas ; il raconte une histoire de voyage sans départ et nous fait glisser
sur le versant occulte de l'expérience humaine : « Ce que je croyais détenir,
au moins autant que les autres, le modeste pouvoir de comprendre les choses
à l'aide des seuls instruments dont je dispose, la vue et le raisonnement,
eh bien, cela n'est plus d'aucun secours. » Mais tout secret éventé porte
sa nuit : «Où se cache le navigateur ? Pourquoi ne se montre-t-il pas
? (...) Il est quand même inquiétant que le seul maître à bord veuille
à jamais rester invisible.»
Hugo Marsan Le Monde daté du vendredi 4 août 2000 |