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Le Monde - Critique de livre - Le voleur du temps | |
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COMMENT C'EST VENU | |
Le Feuilleton de Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française, (à propos de Le Voleur du Temps) | |
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" Il s'adresse aux bons lecteurs, aux vrais fous de mots, à ceux qui ont vaguement rêvé de devenir écrivains eux-mêmes, quand ils étaient petits " |
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Autrefois, les écrivains écrivaient
une uvre, et puis, sur leurs vieux jours, copie remise, si vraiment
on insistait, ils racontaient comment cette uvre était venue,
pourquoi. Depuis que la contemplation de soi a fait les ravages que l'on
sait dans la parlote médiatique et, par voie de conséquence,
dans la littérature française, directement liée à
cette parlote, il est devenu habituel que les auteurs débutants,
au lieu de montrer ce qu'ils savent faire, dans la fiction, l'essai ou
le reste, nous expliquent par le menu leur vocation - en langue chic,
leur « rapport à l'écriture », - ou qu'ils se
gargarisent par avance d'une singularité, voire d'une aristocratie
auxquelles on ne demande qu'à croire, mais qui restent à
démontrer. Au lieu de continuer sur cette belle lancée,
Bellefroid marque la pause et y va, lui aussi, de son « Comment
c'est venu ». Contrairement à ce que suggère le sous-titre
« roman », le Voleur de temps contient une suite de
courts récits tournant tous autour de la formation de l'auteur,
et, plus précisément, de ses premiers contacts avec les
mots. Je m'empresse de préciser que cette plongée dans l'enfance
familiale et scolaire, à l'inverse des dizaines d'autres qui occupent
la rentrée, échappe à l'amateurisme complaisant.
Bellefroid s'y prend en professionnel, triant les meilleurs de ses souvenirs
qui se ressemblent tous plus ou moins, prenant un recul amusé,
restituant l'extravagance et la logique obstinée qui, à
cet âge, relèguent le réel en lointain, et font vaciller
ces pantins d'adultes. C'est à peine si notre petit écolier
sait son alphabet. Il se souvient surtout du carré de carton blanc
avec lequel la religieuse de sa prime enfance cachait les lettres à
apprendre, droite comme Moïse en personne. Il peut tout juste écrire
« merde » sur les murs à la craie rouge. (C'était
le bon temps d'avant la bombe, celle « à la peinture »,
qui a changé les touchantes âneries à la craie en
giclées de sang indélébiles !) L'enfant s'achemine vers la vie éternelle en poussant du pied son caillou, comme à la marelle, et pfuitt !, voilà que le ciel, sous son demi-cercle de craie à même le sol, se vide. Rappelez-vous le petit Sartre des Mots, soudain trahi par la transcendance, entre deux tramways de La Rochelle ! Bellefroid n'a pas été lâché moins subitement. Laissons au lecteur la surprise de découvrir dans quelles circonstances, comme il est de règle dans les comptes rendus de romans policiers. (Cette disparition, au fond, qu'est-ce d'autre ?) Chaque élève a son grain de folie. Ici,
l'un d'eux est seul à savoir qu'il est... roi. Les rares confidents
reçoivent du monarque des missions inaperçues : représentant
personnel pour les provinces du Nord, par exemple. Ça flatte. Un
autre ne se voit d'avenir que dans l'extrême passé de la
paléontologie. Un troisième s'imagine avoir tué la
tante Gabrielle : ça occupe. Sans parler du cancre morveux, énurésique
et bientôt orphelin, champion de la dégoûtation et
du pitoyable. Chaque classe a eu le sien, c'est statistique. Et on ne
lui fait pas de quartier, souvenez-vous. Ainsi le veut la jungle enfantine
: malheur au faible ! Bellefroid montre cette violence et le caractère
plus appris qu'inné, aléatoire pour tout dire, de la pitié.
Il les montre presque aussi bien que Louis Malle dans son film Au revoir,
les enfants ; ce n'est pas peu dire. Dans une dernière partie, l'auteur délaisse
la mémoire pour la pensée. Y gagne-t-on ? Les souvenirs,
le lecteur peut y loger les siens propres, s'y lover ; des concepts,
c'est moins sûr. Un exemple : il est peut-être vrai que les
livres franchement mauvais ont du bon (page 198), que leur manque de ruse
laisse libre cours à la nôtre ; mais est-ce bien adroit de
nous convier ainsi, de soi-même, au soupçon et à l'escapade
? Une théorie du passé n'a jamais valu une jolie réminiscence.
On donnerait toutes les exégèses de la Recherche
pour une page du Temps perdu ! Notre époque trop raisonneuse
joue des tours aux prosateurs les plus déliés. Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française. Le Voleur du Temps, de Jacques Bellefroid, aux éditions de LA DIFFERENCE |
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