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Le Monde - Critique de livre - Le voleur du temps
COMMENT C'EST VENU
Le Feuilleton de Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française, (à propos de Le Voleur du Temps)
 

" Il s'adresse aux bons lecteurs, aux vrais fous de mots, à ceux qui ont vaguement rêvé de devenir écrivains eux-mêmes, quand ils étaient petits "

 

   Autrefois, les écrivains écrivaient une œuvre, et puis, sur leurs vieux jours, copie remise, si vraiment on insistait, ils racontaient comment cette œuvre était venue, pourquoi. Depuis que la contemplation de soi a fait les ravages que l'on sait dans la parlote médiatique et, par voie de conséquence, dans la littérature française, directement liée à cette parlote, il est devenu habituel que les auteurs débutants, au lieu de montrer ce qu'ils savent faire, dans la fiction, l'essai ou le reste, nous expliquent par le menu leur vocation - en langue chic, leur « rapport à l'écriture », - ou qu'ils se gargarisent par avance d'une singularité, voire d'une aristocratie auxquelles on ne demande qu'à croire, mais qui restent à démontrer.

   Jacques Bellefroid ne tombe pas tout à fait sous cette remarque. Il a publié d'authentiques romans : La grand porte est ouverte à deux battants; Les Étoiles Filantes; Le Réel est un crime parfait, monsieur Black; Voyage de Noces. La presse et le public lui ont fait une place bien à lui dans la cohue des nouveautés : la place de quelqu'un qui marie la tradition du conte moral et une manière plus moderne, brutalisante, à l'américaine. Sans envahir l'horizon qu'est tout livre, il est de ces raconteurs qui ne se font pas oublier, à l'avant-scène, qui ont des idées sur tout. Il est de son temps, lequel ne répugne pas à philosopher, à causer linguistique, à observer en marge ce qui se passe dans les paragraphes.

   Au lieu de continuer sur cette belle lancée, Bellefroid marque la pause et y va, lui aussi, de son « Comment c'est venu ». Contrairement à ce que suggère le sous-titre « roman », le Voleur de temps contient une suite de courts récits tournant tous autour de la formation de l'auteur, et, plus précisément, de ses premiers contacts avec les mots. Je m'empresse de préciser que cette plongée dans l'enfance familiale et scolaire, à l'inverse des dizaines d'autres qui occupent la rentrée, échappe à l'amateurisme complaisant. Bellefroid s'y prend en professionnel, triant les meilleurs de ses souvenirs qui se ressemblent tous plus ou moins, prenant un recul amusé, restituant l'extravagance et la logique obstinée qui, à cet âge, relèguent le réel en lointain, et font vaciller ces pantins d'adultes.

   On a tous connu le professeur ou l'oncle qui, pour dire quelque chose, et avec la politesse empêtrée qu'inspire l'enfance, demande : « Que voulez-vous faire dans la vie ? » L'auteur ne s'est pas démonté : « Écrire », a-t-il répliqué aussi sec. C'est la réponse la plus culottée qui soit. Aviateur, ça n'engage à rien, et le maître manque d'arguments dissuasifs - qu'est-ce qu'il y connaît ? Mais écrire, quand on ne sait même pas l'orthographe...

   C'est à peine si notre petit écolier sait son alphabet. Il se souvient surtout du carré de carton blanc avec lequel la religieuse de sa prime enfance cachait les lettres à apprendre, droite comme Moïse en personne. Il peut tout juste écrire « merde » sur les murs à la craie rouge. (C'était le bon temps d'avant la bombe, celle « à la peinture », qui a changé les touchantes âneries à la craie en giclées de sang indélébiles !)

   Les écoliers d'avenir se reconnaissent à leur art de tourner les règlements, de chaparder de la liberté et du rêve au quadrillage des sacro-saints « emplois du temps ». Notre futur écrivain, en bon « voleur de temps », jette un regard fasciné sur les horloges qui ponctuent ses trajets, et ses retards, sur les boutiques, les pâtisseries. Il dispose de l'attention périphérique qui donne corps aux vraies vocations littéraires. On se souviendra, après lui, de la marchande de frites, friande, Dieu sait pourquoi, de paroles de condamnés à mort ; du gardien de square, avec sa cabane en planches et son vélo à roue libre chantante.

   L'histoire religieuse est pleine d'apparitions ; elle recueille moins coramment les récits de... disparitions, ces moments d'adolescence, souvent saugrenus, où la divinité a fait faux bond, sans crier gare.

   L'enfant s'achemine vers la vie éternelle en poussant du pied son caillou, comme à la marelle, et pfuitt !, voilà que le ciel, sous son demi-cercle de craie à même le sol, se vide. Rappelez-vous le petit Sartre des Mots, soudain trahi par la transcendance, entre deux tramways de La Rochelle ! Bellefroid n'a pas été lâché moins subitement. Laissons au lecteur la surprise de découvrir dans quelles circonstances, comme il est de règle dans les comptes rendus de romans policiers. (Cette disparition, au fond, qu'est-ce d'autre ?)

   Chaque élève a son grain de folie. Ici, l'un d'eux est seul à savoir qu'il est... roi. Les rares confidents reçoivent du monarque des missions inaperçues : représentant personnel pour les provinces du Nord, par exemple. Ça flatte. Un autre ne se voit d'avenir que dans l'extrême passé de la paléontologie. Un troisième s'imagine avoir tué la tante Gabrielle : ça occupe. Sans parler du cancre morveux, énurésique et bientôt orphelin, champion de la dégoûtation et du pitoyable. Chaque classe a eu le sien, c'est statistique. Et on ne lui fait pas de quartier, souvenez-vous. Ainsi le veut la jungle enfantine : malheur au faible ! Bellefroid montre cette violence et le caractère plus appris qu'inné, aléatoire pour tout dire, de la pitié. Il les montre presque aussi bien que Louis Malle dans son film Au revoir, les enfants ; ce n'est pas peu dire.

    À la vacherie des gosses répond la bizarrerie maniaque de certains maîtres, tel ce manchot qui peint des tableaux à partir de reproductions, cet assommant amateur de science-fiction, ou ce missionnaire aux anecdotes aussi interminables que sa barbe - à moins que ce ne soit l'inverse.

    Lui, Bellefroid, c'est donc écrire qu'il veut. Son entêtement est gagné, et gagé, sur des épreuves héroïques. Témoin, le jour où sa mère l'oblige à brûler dans le calorifère un cahier noirci de pages adorées, dont le texte se recroqueville et pâli dans les flammes ; perdu à jamais, comme le temps qu'il avait fixé de haute lutte. Mais la machine à phrases se recharge toute seule, chez qui a juré d'en faire sa vie. Les souvenirs en forment le combustible idéal. Voici le temps des messes où l'enfant de chœur inventait des poignards à manche détachable, instrument de crime parfait. Voici le père de famille et ses gentils fous rires, qui compensent sa manie de partir en voyage avant le lever du jour. Voici grand-mère, qui bat les cartes à jouer comme on bat la campagne...

   Dans une dernière partie, l'auteur délaisse la mémoire pour la pensée. Y gagne-t-on ? Les souvenirs, le lecteur peut y loger les siens propres, s'y lover ; des concepts, c'est moins sûr. Un exemple : il est peut-être vrai que les livres franchement mauvais ont du bon (page 198), que leur manque de ruse laisse libre cours à la nôtre ; mais est-ce bien adroit de nous convier ainsi, de soi-même, au soupçon et à l'escapade ? Une théorie du passé n'a jamais valu une jolie réminiscence. On donnerait toutes les exégèses de la Recherche pour une page du Temps perdu ! Notre époque trop raisonneuse joue des tours aux prosateurs les plus déliés.

    J'oubliais la suite, que l'on devine. Notre jeune homme de lettres envoie un poème à Cocteau, et va prendre le thé à la NRF, du temps de Paulhan. Ce dernier, tout en lainages, lui demande, de sa voix perchée : « Vous aimez la poésie ? » On rejoint la question de l'oncle sur quoi faire « dans la vie ». La boucle est bouclée. Les jeux sont faits. Tu seras un écrivain, mon fils.

    L'auteur ne sera pas le seul, hélas. D'une vocation, il va falloir faire un métier, un gagne-pain. Il y a foule au portillon. Cette profusion, Bellefroid dit excellemment la peur où elle nous plonge tous. L'industrie de l'abondance et le « publiez à tour de bras » lui paraissent aussi redoutables que les bûchers de livres au temps des Inquisiteurs et des nazis. Dans les grandes, et même dans les librairies, les titres ne forment plus bibliothèque, mais des amas d'« objets morts-nés, calcinés de l'intérieur par le feu ravageur de la circulation marchande »...

    On a compris qu'avec la Maison de l'écriture, de Pividal, le Voleur de temps réhabilite le genre du « comment c'est venu ». Il s'adresse aux bons lecteurs, aux vrais fous de mots, à ceux qui ont vaguement rêvé de devenir écrivains eux-mêmes, quand ils étaient petits, et qui attendent, qui sait ?, de nos nouvelles...

Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française.

Le Voleur du Temps, de Jacques Bellefroid, aux éditions de LA DIFFERENCE


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